28 mars 2014

Même pas mort - Jean-Philippe Jaworski

Gagner la guerre m'a tellement plu et intéressé que j'ai enchaîné - en numérique - sur le roman suivant de Jean-Philippe Jaworski, Même pas mort.
On est là bien sûr dans un grand classique de l'heroic fantasy (à rapprocher d'un autre, que j'aime bien, par un petit francophone débutant). Bellovèse, fils de Sacrovèse, devenu roi de ses propres mains, évoque au crépuscule de sa vie sa carrière de héros massacreur d'ennemis. Ce sera une trilogie (ben oui), il y a plein de rois, des royaumes, de druides, de prophéties plus ou moins ratées, de guerres, de dieux, et surtout, le signe ultime de la fantasy : des noms impossibles à retenir, à la pelle. On constate donc que monsieur Jaworski se la joue facile.
Trêve de blagues, Même pas mort est un tour de force. Une plongée dans le monde des royaumes celtes de la Gaule pré-romaine, avec ses héros, ses bêtes et ses dieux. A la fois roman historique, par la précision archéologique des reconstitutions - tout comme dans Gagner la guerre, Jaworski sait nous faire voir et sentir les maisons, les paysages, les rochers, forêts et plongée dans l'imaginaire des temps. On voit le monde, avec sa magie et ses puissances tel que devaient le voir nos anciens, on saisit et on comprend le raffinement d'une civilisation basée sur le droit, l'honneur et la parole. Même pas mort est au roman historique ce que l'Histoire du début du 21ème siècle est à celle des temps précédents. Nourris par les incroyables progrès de l'archéologie, les historiens s'intéressent maintenant surtout aux structures des sociétés, aux éléments de la vie quotidienne, à la manière dont nos prédécesseurs voyaient leur monde...
Par dessus tout cela se greffe une belle oeuvre littéraire : un récit emmêlé comme des entrelacs celtiques, suivant les chemins du temps et de la mémoire, traversé par les dieux -qu'on peut percevoir dans le roman aussi bien comme des chimères de l'imagination que comme des puissances résidant dans une sorte d'espace psychique... L'autre grand point fort de Jaworski, c'est la langue. Lyrique ou familière selon les nécessités, riche et glaiseuse comme les lourdes terres imbibées du sang des batailles... fantastique et fantomatique quand les morts apparaissent et hantent les vivants. Certains passages où se mêlent enfance et âge adulte, passé présent et futur, où les blessures à venir taraudent le corps de l'homme en formation, m'ont fait faire "Waow !". Même la procession des noms, Bellovèse, Sacrovèse, Ocio, Suobnos, Sumarios, Uelorix, Dannissa, Ambigat... dégage sa propre musicalité, qui nous emmène dans ce monde radicalement étranger.
Malgré toute l'admiration que j'ai pour ce travail, je ne peux retenir certaines réserves. En premier lieu, une envie parfois un peu trop lourde, de "faire voir" - encore une trace du passé rôliste ? Dans quelques paragraphes, rares heureusement, j'ai senti le retour pas parfaitement digéré de l'immense documentation accumulée par l'auteur.
Ensuite, un sentiment de trop long. Que raconte réellement ce premier tome ? Fallait-il vraiment 300 pages aussi denses pour dérouler une intrigue dont l'essentiel est résumé sur le quatrième de couverture ? Restent bien sûr le cadre, extraordinaire, l'atmosphère, le détail de l'action (chez Jaworski, franchir une rivière glacée devient un grand moment épique)...
Enfin, à aucun moment je n'ai vraiment eu d'empathie pour les personnages, ces brutes hâbleuses et lointaines. Benvenuto Gesufal était une crapule, un fantasme, mais je l'aimais bien, il me faisait rire et il m'est arrivé de le prendre en pitié, si, si. Bellovèse m'intrigue, mais il est si riche d'orgueil qu'il n'a pas réussi à attirer ma sympathie.
Que ces réserves ne vous empêchent pas de plonger dans ce chaudron étonnant. Ce roman est une tentative audacieuse et folle, qui joue dans une cour littéraire de très haut niveau. Faire vivre, à travers la littérature, une époque engloutie, ses douleurs, ses ses joies, ses vivants et ses morts. Rien que ça.

PS : et je ne suis pas parvenu à placer dans ce billet déjà long l'aspect "récit d'enfance", très important - comment comprendre autrement le titre ? La très longue troisième partie nécessiterait des développements à elle seule...


17 mars 2014

Gagner la guerre - Jean-Philippe Jaworski

Don Benvenuto Gesufal est un sale type, pas de doute. Gouailleur, menteur, égoïste, meurtrier. Mais comme pour beaucoup d'hommes de main ayant trempé dans les grandes affaires de leur temps, ses mémoires valent la lecture. Il était là, sur la galère du Podestat, lors de la victoire du cap Scybilos qui a vu la marine de Ciudalia triompher des galères du sultan de Ressine. Il était là aussi lors des douloureuses négociations secrètes qui ont suivi, et par lesquelles son patron, tout en assurant la victoire, entendait aussi faire sa propre fortune. Il a fréquenté de près (de très près ? De trop près ?) la fille de son patron, Clarissima Ducatore, la seule des héritières du Podestat à avoir autant de sens politique que lui… 
Jaworski s'y entend pour évoquer la grande cité portuaire de Ciudalia, sa Venise imaginaire. Et les galères, et les ruelles, et les prisons, et les blessures, la faim et la soif. Et l'atelier du grand peintre, et les intrigues de cour, et les voyages, et les coups tordus, les plans machiavéliques, les plans à l'intérieur des plans, les foirages, les assassinats, les surprises. A raconter tout ça, don Benvenuto révèle en plus que d'être un salopard il a aussi des opinions, des sentiments, une étrange fidélité de chien tueur qui jamais ne mord la main qui le nourrit.
Gagner la guerre est un excellent roman de fantasy, ce que j'ai lu de mieux dans le genre depuis longtemps. C'est malin, c'est bien écrit, ça se permet même un certain lyrisme bien vu, ça joue avec le genre comme un duelliste de qualité avec sa lame. La rouerie littéraire de l'auteur rejoint celle du narrateur, tout ça colle fort bien.
Jaworski a une impressionnante culture historique, les lecteurs de Te Deum pour un massacre le savent bien. Avec ce roman, il dépoussière les clichés, essaie de rendre vivant ce qui souvent n'est que convenu dans l'imaginaire renaissance de ses contemporains. On est sur les galères, on a peur avant les combats, et on se dit que les négociations entre sénateurs (pauses pipi comprises), devaient bien ressembler à ça que ce soit à Rome où à Venise : éloquence, sens de l'Etat, mots sincères, non dits et coups fourrés. Bref, de l'excellent travail et une lecture passionnante, le beau travail de l'auteur sur la langue permettant de porter ce thriller politique bien au-delà de la simple distraction.

J'aimerais maintenant regarder le roman sous un certain angle, et en souligner des qualités et quelques limitations.
Mes lecteurs savent sans doute que je suis amateur de jeux de rôle, catégorie « sur table » et que la relation entre cette activité et l'écriture m'intéresse. La pratique des jeux de rôle donne envie de raconter des histoires, de créer des univers, de jouer avec les clichés. Parfois pour le meilleur (les deux auteurs de Yama Loka terminus sont de vrais joueurs) et parfois pour le pire (ce billet a suscité des conversations intéressantes).
Le cas de Gagner la guerre est intéressant. C'est un roman de rôliste, et ça se voit. Jaworski veut faire voir, et faire sentir, et faire vivre son univers imaginaire, et j'ai senti dans sa manière tout une expérience de maître de jeu. L'univers de Gagner la guerre est son monde, son bac à sable qu'il a su transcender pour en faire un beau cadre littéraire.
J'aimerais toutefois signaler des limitations liées, je pense, à cette origine : mis à part le très amusant narrateur, les personnages semblent être les marionnettes d'une pièce de théâtre cynique et grinçante. Jamais ils ne changent, ni n'évoluent. Certains sont des PNJs préférés, je pense à main d'Argent, ou bien au capitaine Melanchter. D'autres sont des stormtroopers destinés à crever pour faire progresser l'affaire (Welf ?, tu m'entends ?). Quant à Leonide Ducatore, c'est une sorte de pendant machiavélien de la Mary-Sue : rusé, super-rusé, super-duper-rusé, trop fort pour toi, et pour moi.
Je regrette enfin la toute fin du roman, assez conventionnelle à sa manière: scène d'action finale, grosse baston, effets pyrotechniques et twist "mais en fait c'était toi". J'espérais que le journal de Benvenuto serait mieux tenu et lui permettrait une sortie littérairement plus élégante. Mais rien de tout cela n'est venu gâcher le plaisir de lecture.

(que je rejoins en partie, même si j'ai beaucoup plus aimé le livre que lui)
et celle de Cédric Ferrand, qui a veillé à ne pas insulter l'avenir.

13 mars 2014

Extrait des archives du district - Kenneth Bernard

Que se passe-t-il ? Se passe-t-il seulement quelque chose ? 
Taupe ne se sent pas très bien. Derrière ce pseudonyme, un homme, qu'on devine assez âgé, sans être un vieillard. Il vit seul, il se dit trop préoccupé par ses organes, il dit qu'il sent son territoire se réduire, et vivre seul ne lui réussit pas, il faut qu'il fasse quelque chose pour refaire une nation de lui-même. Pourquoi ne pas prendre des notes, et écrire ?
Nous lisons donc ces notes, tentatives de Taupe pour reprendre pied dans le monde qu'il vit. On s'attache à de petites choses, à l'entrée de l'immeuble où une brute terrorise les locataires, aux caissières du supermarché, aux guichets de la poste, à tous ces petits trajets d'un homme établi dans sa routine. Que se passe-t-il ? Rien, sans doute, juste la vie, la vieillesse, un regard usé accroché aux toutes petites choses...
Oui, mais... A travers le regard au ras du sol du narrateur, à la fois attachant et agaçant, on distingue les bribes d'une organisation sociale. On sent la pression d'une société qui veut contrôler ses membres. Au début, j'imaginais que le récit avait lieu à New York, mais il pourrait aussi se dérouler derrière le rideau de fer, tous les personnages ont des noms aux consonances d'Europe de l'Est. Puis au fur et à mesure des circonvolutions des confidences de Taupe, des mystères et des douleurs apparaissent... Jiri, le fils parti, les saltimbanques disparus, et les clubs d'enterrement, auxquels on est forcé d'appartenir.
Que se passe-t-il ? Que sont les clubs d'enterrements, en réalité ? Le narrateur commence à se poser des questions, le lecteur avec lui, mais comprendra-t-il jamais quelque chose ? Est-ce que ça a de l'importance ? Pourquoi la pièce de théâtre sur les goélands a-t-elle été si critiquée ? Quelqu'un se rendra-t-il compte que Taupe a faussé ses rapports ?
Est-on dans un monde dystopique, orwellien ? Ou bien ce monde est-il le nôtre, vu à travers les yeux d'un vieil homme triste ? Le texte est écrit avec précision et douceur, on en vient à apprécier ce vieux Taupe, on le comprend. Il regarde encore les femmes, un peu, il aime les promenades tranquille, les vieux chiens, les amis. Un fin approche, il décide d'avoir moins peur, d'ouvrir les yeux. C'est peut-être trop tard, mais c'est déjà ça. Ouvrir les yeux sur le monde, se construire, comprendre, laisser une trace...
Que se passe-t-il ?

Longtemps après la lecture, j'ai repensé à ce livre. Au titre de ce livre. A son sens. Et j'ai eu peur pour Taupe.

Publié avec grand soin aux éditions Attila, sous une couverture très appropriée de Marc-Antoine Mathieu.