11 mai 2019

Je suis Providence – S.T. Joshi

Comme tout lecteur amateur de l’oeuvre de HP Lovecraft et curieux des publications dans le domaine, j’ai entendu parler de la biographie de référence écrite par S.T. Joshi, Je suis Providence. La récente traduction en français via un crowdfunding, belle initiative, m’a permis de m’y lancer.
A vrai dire, je l’ai d’abord achetée sans avoir d’intention de la lire, essentiellement pour le plaisir de posséder un ouvrage de référence. Puis je l’ai feuilletée, ai parcouru les premiers chapitres et ai fini par la lire en entier, à ma grande surprise.
Cette bio est un monstre et le témoignage d’une obsession, fascinante à sa manière. S.T. Joshi a étudié la vie et l’oeuvre de Lovecraft de manière austère et exhaustive. Il en a tiré ce gros bouquin qui se veut  une forme de somme définitive. Le livre explore la vie personnelle et familiale (notamment son mariage) de H.P. Lovecraft. Il s’intéresse à tous ses écrits, en commençant par ses récits enfantins, ses publications amateur à l’âge de dix ans autour des mythes grecs, ses journaux d’astronomie ou de chimie (matières qui le passionnaient), ses essais historiques, ses récits de voyage, sa poésie, et bien sûr sa fiction fantastique. On découvrira dans le livre le milieu du journalisme amateur, ses conflits associatifs, ses disputes, ses admirations mutuelles, dans lequel Lovecraft était très investi. Tout comme dans un certain milieu de ce qui ne s’appelait pas encore le « fandom », autour de la littérature fantastique. On explorera aussi les idées politiques de Lovecraft, passé du conservatisme figé à une forme de socialisme fasciste (sic), son athéisme, son rationalisme, ses conceptions économiques, et bien sûr son horrible racisme.
Le livre a une écriture sèche, rationnelle, basée sur des faits, correspondant bien à son sujet. La vie de Lovecraft est plutôt bien connue puisque nous possédons une part importante de sa monstrueuse correspondance dans laquelle le « Grand-Papa Theobald », comme il se surnommait parfois lui-même, évoque ses sujets fétiches, chronique ses déplacements, ses rencontres, construit des projets, rêve…

Lovecraft m’est apparu comme un drôle de type, un « aristocrate » en décadence sociale, issu du meilleur milieu yankee de la petite ville conservatrice de Providence, qui se voyait comme un « gentleman du XVIIIème siècle », avec ses valeurs guindées, anglaises, façonné par une très forte influence familiale. Mais surtout Lovecraft était un inadapté complet à son époque, en tous cas à la société capitaliste et travailleuse des Etats-Unis du début du XXème siècle. Il aimait lire, écrire, se passionnait pour toutes sortes de sujets et prenait un temps fou à écrire des courriers et des essais destinés à des cercles minuscules. Le portrait est en fait assez familier : s’il avait vécu de nos jours, on l’aurait qualifié de geek ou de nerd, passant son temps à causer avec ses nombreux amis d’Internet à qui il est allé rendre des visites IRL dès qu’il a pu. Il apparaît aussi avoir été un excellent ami, généreux de son temps et de ses efforts (de son argent s’il avait pu…), ne laissant jamais une lettre sans réponse parce que cela aurait manqué de savoir vivre. 
Son œuvre est à la fois importante et anecdotique. Il a écrit assez peu, en définitive, même si ce qu’il a fait a été en général très bien fait. Il écrivait pour lui, selon ses valeurs, sans chercher à plaire aux éditeurs ni aux lecteurs, prenant ce travail au sérieux mais s’en moquant souvent.
Il a vécu sobrement, mangeant peu et mal, s’intéressant peu aux femmes mais les traitant comme des égales. Un type un peu bizarre, mais gentil, et doué à sa façon. Je remercie cet autre geek obsessionnel qu’est S.T. Joshi de me l’avoir fait découvrir et mieux connaître.

Les écrivains qu’on pratique beaucoup deviennent des proches, des familiers, et occupent une place particulière dans notre cœur. On tisse avec eux des liens humains, à travers le temps et l’espace. On les retrouve dans leur œuvre, en relisant leurs histoires, comme on discute avec de vieux copains.

Je suis Providence est un bon livre, qui, tout en gardant intact l’émerveillement que son œuvre me procure, m’a permis de passer un peu plus de temps avec Lovecraft, un homme que j’aime bien, malgré ses défauts.
Peut-être qu'en ce moment, j'aimerais un peu vivre comme il a vécu : écrire du courrier, voyager un peu, lire beaucoup, être un bon ami et, de temps en temps, comme une distraction personnelle et un peu secrète, essayer d'écrire une bonne histoire.


[Edit] Une excellente lecture du même livre chez l'ami Nebal. @Nebal : je t'aurais bien vu dans les années 1930 faisant partie du cercle de correspondants du Grand Papa Theobald.

3 commentaires:

  1. Eh eh. Je ne sais pas, mais, après tout... En tout cas, cette relecture m'a toujours autant passionné - et le sentiment d'identification, sur bien des points, est peut-être plus fort encore.

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  2. "A vrai dire, je l’ai d’abord achetée sans avoir d’intention de la lire, essentiellement pour le plaisir de posséder un ouvrage de référence." C'est cet aveu qui m'a le plus surpris au cours de ce commentaire. J'imagine bien que vous n'êtes pas le seul à pratiquer ce type de sport, mais je n'en vois absolument pas l'intérêt. Un livre est fait pour être lu sinon à quoi bon le posséder.

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  3. C'est le concept d'ouvrage de référence.
    J'ai acheté un dictionnaire, mais je n'ai pas l'intention de le lire de bout en bout. Idem pour celui-ci, je voulais pouvoir m'y référer.

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