26 juillet 2013

The Congress - Ari Folman


Le lecteur se souviendra peut-être que nous avions aimé Valse avec Bachir, film remarquable autant par son procédé (un documentaire en film d'animation) que par son discours sur la mémoire.
The Congress nous a laissés ébouriffés et un peu perdus. C'est un objet étrange, un film qui ne ressemble à rien d'autre, qui va là où personne ne va et où personne, peut-être, n'ira plus. Il faut accepter de perdre pied, de ne pas tout comprendre, de se laisser porter par l'étrange ambiance du film. Aller le voir sur grand écran, je crois, nous y a aidés.


Dans un futur très proche, l'actrice Robin Wright (vous savez, la blonde ingénue de Princess Bride) décide, pour rattraper une carrière foirée, d'abandonner les droits sur elle-même et sur son image à la société Miramount. Elle se fait scanner dans une étrange et belle machine et se retire dans une vie tranquille jusqu'à la fin de son contrat, 20 ans plus tard, le temps pour la Miramount de faire de son personnage animé l'héroïne de films de SF débiles.


Vingt ans après, elle se rend à un congrès de futurologie, où, pour entrer, il convient de consommer un psychotrope qui vous transforme en personnage de dessin animé. Et la belle et étrange Robin de dessin animé d'errer dans un univers étrange, plastique, réagissant aux pulsions de l'imagination… 
Ce film est bancal, biscornu, certaines scènes sont de trop (celles avec le médecin d'Aaron), certaines explications sont bien lourdes et plombent le récit. Mais on y trouve Harvey Keitel en agent amoureux et manipulateur. Mais surtout l'ambiance, la matière des rêves, les planeurs, les cerfs-volants, le clone de Sean Penn en animateur, l'histoire d'amour, les errances, les images et sont uniques et étrangement cohérentes. Robin Wright glisse à travers tout cela, femme de quarante ans/personnage animé/clocharde post apocalyptique. Je ne comprends pas ce qu'Ari Folman tente de nous dire sur les rêves, l'animation, le cinéma. Je ne comprends pas comment on a pu être assez fou pour lui donner de l'argent pour faire un film pareil, mais je suis très heureux, en vérité, qu'il ait été fait. Les films sont rares, qui nous montrent la plasticité du monde, le lien tordu entre nos rêves, nos fantasmes et cette chose bizarre qu'on persiste à appeler réalité.






25 juillet 2013

The City & The City - China Mieville


Mon premier roman de China Miéville, recommandé par le lecteur-de-chez-les-bouquins-d'histoire-militaire-d'en-face. Pas un chef d'oeuvre, mais un roman très bien fait, très intelligent, très malin, et bien écrit et bien traduit, ce qui ne gâche rien, bref une excellente lecture.


A Beszel, une ville des Balkans, une inconnue est retrouvée morte sur un terrain vague. Un policier entre deux âges, brave type assez roué, Tyador Borlù, est mis sur l'enquête, interroge les jeunes camés des cités avoisinantes, remonte la piste du fourgon qui a transporté l'inconnue. Est-elle d'ici ? Est-elle une étrangère ? Vient-elle de l'autre ville ?
The City & The City est un roman d'enquête policière. Flics, interrogatoires, systèmes informatiques hors d'âge, bureaucratie inepte… Il en suit tous les codes, il respecte toutes les règles du genre, jusqu'à la fin. Son intrigue est habile, amusante, et tient en haleine jusqu'au bout. D'autant que le cadre en est incroyablement malin. Beszel a une petite particularité… Elle partage son territoire avec une autre ville, Ul Qoma, aux modes, au langage, à l'architecture différentes. Le découpage territorial y est incroyablement enchevêtré, et les habitants d'une ville sont entraînés depuis l'enfance à ne pas voir, ni entendre, ni sentir quoi que ce soit venant de l'autre ville. Le bonheur de ce roman est là, dans la découverte d'une cité d'Europe tout à fait crédible où cette incroyable étrangeté serait possible. Règles, contre-règles, modes de vie, l'enquête est le prétexte à une visite sociologique et politique des deux villes tout à fait fascinantes. Le roman se base sur cette prémisse étonnante et la tire jusque dans ses retranchements (notamment en matière de vocabulaire, point auquel je suis sensible), sans jamais perdre le lecteur en route. C'est à la fois, drôle, absurde et réaliste. Au point de me faire me poser la question : qui évisons-nous ? Au milieu de quoi vivons-nous de manière consciente, que nous nous rendons volontairement invisible ? Il n'y a là dans ce livre interrogation paranoïaque, juste une revigorante manière d'interroger la réalité.

17 juillet 2013

Vermilion Sands - J.G. Ballard

Cet été, nous n'irons pas à Vermilion Sands. Je suis trop vieux, maintenant, et la destination n'est pas idéale pour les familles. Le sable, les terrasses, les maisons d'un blanc éclatant, les fêtes, certes... Tout cela est passé. Vermilion Sands était une destination à la mode dans les années 70, maintenant la station balnéaire n'est plus que l'ombre d'elle-même, le souvenir d'un souvenir. Il aura fallu les drogues, les modes étranges du temps pour convaincre la jet-set de s'aventurer là-bas. La faune est dangereuse... Raies, scorpions, insectes incrustés de joyaux, aux poisons rares... Et la mer absente. Il faut du temps pour le comprendre, les photos laissent parfois croire que les étendues brillantes, au-delà des quais... Non, ce n'est que du sable, de la silice solidifiée. Les yachts dérivent paresseusement sur de larges roues chromées. Des plages infinies, sans les ennuis des algues, des vagues et de l'écume. Partir là-bas était l'ultime pulsion du snobisme. Ecouter les statues chantantes, habiter une maison psychotronique, sculpter les nuages au dessus de Coral 5.
Qu'en reste-t-il, maintenant ? Une collection de souvenirs mordants, amers, par James Graham Ballard, chroniqueur de ce lieu unique, de ses artistes déviants, de ses femmes aux noms de parfums et aux griffes d'araignées. A Vermillion Sands, on joue, on souffre et on s'ennuie. La lassitude balnéaire emporte et efface les moindres mouvements de l'âme, il ne reste plus qu'à s'allonger à l'ombre d'une terrasse de béton blanc, commander un crystal cocktail, attendre que la saison revienne, que les touristes reviennent, que revienne cette beauté conduisant une voiture aux lignes pures sur l'autoroute de Red Beach à Lagoon West, laissant voler derrière elle une écharpe immense, un parfum de désir et de mort.

Tout est déjà écrit, tout passe, Ballard lui-même a couché sur le papier ses souvenirs des années 70 dès les années 50, fondant un de ces mouvements littéraires dont Vermilion Sands a le secret, l'anticipation inversée. Il paraît que Ballard est mort, en vérité il s'ennuie encore, vêtu d'un costume blanc, en compagnie de Raymond Mayo, assis à là terrasse d'un hôtel aux lignes abstraites, autour d'eux volent des libellules aux yeux de cristal.


Nous n'irons pas à Vermilion Sands.


Le livre de J.G. Ballard a été remarquablement (ré)édité par les éditions Tristram.

08 juillet 2013

Le prince tigre - Chen Jiang Hong

Billet publié simultanément sur Virgule et Papillon. 

Il y a les livres que nous aimerions lire à nos enfants, mais qu'ils n'aiment pas tellement. Ceux qu'ils aiment lire mais que nous n'aimons pas. Et les livres qu'on peut lire et relire sans ennui.
Le prince tigre, de Chen Jiang Hong, fait partie de cette dernière catégorie.


En Chine, il y a longtemps, une tigresse rendue folle de douleur par la mort de ses petits dévaste des villages et tue leurs habitants. L'Empereur envoie toujours plus de soldats, en vain, et songe à prendre lui-même la tête de l'armée, quand une vieille prophétesse, tirant le Yi-King, lui annonce qu'il devra envoyer son propre fils.
Ainsi, le tout petit enfant, très sérieux, est accompagné par son père à l'orée de la terre dévastée...



Le récit est simple et puissant, servi par de magnifiques illustrations, inspirées par la peinture chinoise. L'auteur ne masque ni le feu, ni les armes, et le monstre est vraiment terrifiant, ce qui rend d'autant plus doux et puissant le récit d'apprivoisement qui suivra.
Ce récit est inspiré par une étonnante statuette qu'on peut voir au musée Cernuschi, à Paris : la tigresse.  Tout l'album tourne autour de cette image, l'enfant dans la bouche du monstre.

Une lecture critique des Masques de Nyarlathotep – 3

Ce billet fait suite à celui-ci.


Je continue donc ma lecture des fascicules de la campagne…

Le Kenya : on n’échappera pas à ce pays, puisque c’est là que l’expédition Carlyle a été « massacrée ». Comme pour les précédents, je trouve le contexte très intéressant. Je note d’ailleurs que je suis tout autant emmené par les textes que par les nombreuses photographies de rues et de paysages… Une situation vraiment intéressante : que les PJs soient accusés d’être des incendiaires. Le contexte, entre ville blanche, brune et noire à Nairobi pose d’intéressantes situations, surtout si les PJs sont coincés par les préjugés racistes de leur temps (les leurs et ceux de leurs interlocuteurs). On trouve aussi un gros rituel à interrompre, ce cliché m’ennuie.

La Chine : là encore, contexte passionnant, entre concessions, banditisme, luttes de sectes. Je trouve que, comme pour le Kenya, on peut parvenir à imaginer comment un culte sanguinaire parvient à prospérer sur ce terreau. J’aime bien les érudits locaux proposés, les militants prêts à faire le coup de main, le personnage de McChum, les navires mystérieux. Scénaristiquement, Brady qui se cache et cherche à récupérer sa bonne amie est un classique qui peut marcher.
Comme dit précédemment, je me passerai volontiers de la fusée et de tout le bazar autour du moteur au radium de la Dame Noire.

L’Australie : bis repetita, bon contexte, une idée de situation intéressante : des excavations par les méchants dans la cité de la Grande Race, qu’il faut un peu travailler pour éviter que ce soit un replay des Montages Hallucinées. Pour une fois, j’aime bien aussi une des histoires des fausses pistes, celle avec les abos qui font un casse dans un musée.

Ma conclusion sur la campagne : j’en ressors avec une impression de fausse complexité. Beaucoup de blabla, beaucoup de lieux, de PNJs, mais peu de scènes, peu d’idées de mise en scène. Je suis bien conscient que ce genre de campagne bac à sable était tout à fait original pour l’époque. Maintenant, ça me paraît être un produit très daté, correspondant à l’époque étudiante du jeu de rôle : il faut du temps, un MJ très motivé, et l’envie de se coltiner certains des pires clichés des tentaculeries. J’ai eu un vrai plaisir à le lire, le travail éditorial est remarquable, mais le tout dégage une impression de fausse abondance et de vraie confusion.
Le scénario, assez simple, peut se résumer à ceci : les PJs découvrent un réseau mondial de cultes dédiés au Mal, ils parcourent le monde en avion/voiture/liner/chameau, combattent les méchants et sauvent la planète, empêchant le Grand Rituel. Malheureusement, ce trip-là ne me fait pas très envie…

Réflexions sur les cultistes
Je me permets de citer une conversation (publique) avec Tristan Lhomme :

Le "cultiste" de Cthulhu est l'équivalent du gobelin d'AD&D, le figurant disponible en masse qui sert essentiellement d'obstacle ou de chair à canon. Je n'ai jamais pu les blairer sous cette forme. A une époque, les gens de Pagan Publishing ont tenté d'écrire des scénarios avec des sectateurs un peu plus évolués. Le résultat était, en gros "nous sommes des gens normaux qui suivons une religion minoritaire, mais sans arracher le coeur de personne, hein, on prépare juste la fin du monde lors de réunions Tupperware présidées par un Grand Ancien". C'était pire que le gobelin à 10 PdV : c'était chiant. "Donc, vous repérez ce dentiste comme un gros bonnet potentiel de la secte. Vous le suivez ? Parfait, il va à son cabinet et y passe la journée, et puis le soir, il rentre chez lui, achète un bouquet de fleurs pour sa femme, embrasse son fils... et rebelote le lendemain. Si vous tentez de vous en approcher, vous pouvez prendre rendez-vous pour vous faire soigner les dents. Ah, et il joue au bridge une fois par semaine."

Ces temps-ci, je suis titillé par l'idée d'écrire un scénario où les investigateurs feraient du cultbusting, et trouver la bonne approche pour le culte est mon plus gros obstacle. Le faire à l'ancienne, avec des cultistes baveux ? Non. Pousser la normalité jusqu'à la dentisterie ? Non plus.

Le jeu de rôle fait une grande consommation de clichés, nécessaires à l’imaginaire partagé. Comment exploiter celui-ci ?
Soit un membre du culte de la langue sanglante. Immigré kenyan à New York, travaillant aux docks. Ayant peut-être de la famille quelque part. Qu’est-ce qui le pousse à participer à des meurtres collectifs ?
Ecartons deux réponses : « il est fou » et « il est primitif/noir/sauvage/superstitieux ».
Les gens adhèrent à des sectes parce que ça leur apporte quelque chose, même si ce n’est qu’un mensonge. Dans son culte, notre bonhomme trouve déjà des amis, de la sociabilité. Puis il se rend bien compte que son maître peut beaucoup, plus que le prêtre chrétien ou que le sorcier animiste. Le guérir de manière extraordinaire, lui donner des visions exaltantes, lui apporter une chance de fortune et des satisfactions sexuelles. Lui donner du pouvoir par rapport à ses égaux. Et à partir du moment où notre bonhomme a associé son groupe et toutes les satisfactions de son existence (difficile), on comprend qu’il le lâche difficilement, voire même qu’il prenne des risques à commettre des agressions passibles de peines douloureuses.
Je voudrais qu’il puisse être tentant pour un PJ un peu perdu de rejoindre le culte.

Les cultes présentés dans cette campagne semblent tous avoir comme point commun un retour à une forme de communion plus directe aux forces de la terre et de la nature. Un rejet de la modernité. Ce sont des cultes d’hommes (il ne fait pas bon d’y être une femme), de paumés qui se voient privés de leur pouvoir traditionnel. Tout ça me paraît juste.

La magie
L’utilisation de la magie dans ces histoires m’ennuie. Je vois le contexte lovecraftien comme plutôt science-fictif et je pense que la plupart des choses vues comme « magie » relèvent de formes de vies étranges et de technologies incompréhensibles. J’aimerais que les éléments fantastiques de la campagne aient une forme de cohérence et éviter le TGCM (Ta gu* c’est magique), de même que le TGCE (Ta gu*, c’est extra-terrestre). Je suis embêté par la ceinture magique qui traverse les siècles et qui est indestructible par des moyens conventionnels. Si elle était presque entièrement décomposée, un vrai trésor archéologique, protégé avec ardeur par des scientifiques sûrs de leur bon droit, elle m’intéresserait beaucoup plus. Rien de plus ennuyeux qu’on objet indestructible (sinon, peut-être, un rituel à interrompre).

Reprenons donc un peu le contexte du « mythe » (même si je pense que les récits de HPL n’ont pas spécialement à être considérés comme cohérents). Les Montagnes Hallucinées nous apprend qu’il a existé autrefois une race puissante, les Anciens, très doués dans les sciences de la vie. Anéantis ensuite par une guerre contre d’autres choses extraterrestres (les Grands Anciens, pour faire simple). Le temps a passé, tout cela dort ou alors rampe dans les ténèbres au-delà de notre regard, et la plupart des gens ne veulent pas voir. On sait que certains de ces peuples pratiquent la métempsycose et voyagent dans le temps à travers certains d’entre nous. D’autres ont construit des cultures, invisibles à notre regard (les Profonds, les Hommes Serpent). Se rendre compte de tout ça, de ces présences que l’on distingue dans le passé de l’humanité, est un vrai choc pour les esprits rationnels, pour les gens sains et civilisés. Le monde est grand, absurde, incompréhensible et des dieux horribles se cachent juste là, derrière notre perception…

Retour sur la campagne

Maintenant, imaginons un riche playboy américain, un héritier blasé et ennuyé, attirant dans son entourage des types un peu louches, férus de sciences occultes, de satanisme… Imaginons qu’il tombe sur une immigrée kenyane fascinante, dotée de visions puissantes. Et que celle-ci entraîne notre millionnaire dans ses visions. Un médecin jungien un peu trop fumé, un anglais décadent  égyptomane… Un assemblage qui n’aurait pas dû avoir lieu.
En Egypte, lors de fouilles inspirées par M’Weru, ils plongent dans le passé (sans doute par échange d’esprits) et apprennent des secrets de la bouche d’un serviteur du Pharaon Noir. Ils partent pour le Kenya, rejoignent une région où la terre et l’atmosphère ont des propriétés physico-chimiques particulières. Là ils manifestent quelqu’un. Né du sang, de la boue, de connaissances saisies sous des visions terribles. Hypathia Masters s’unit (est forcée de s’unir ?) avec celui qui vient de loin. Et qui commence, à pied, à descendre la vallée du Nil, depuis la lac Victoria. On l’appelle Nyarlathotep.
Ce n’est pas la première fois qu’il apparaît dans l’histoire de l’humanité. Il est là, inspirant les hommes à l’esprit faible, soufflant des idées terribles pour le service de ses Maîtres Endormis. Maintenant, il vient de s’incarner.

Nyarlathotep vint dans les pays civilisés, basané, mince et sinistre, achetant sans cesse d'étranges instruments de verre et de métal, qu'il combinait en nouveaux instruments plus étranges encore. Il parlait beaucoup de sciences (d'électricité et de psychologie) et faisait des démonstrations de puissance qui laissaient ses spectateurs sans voix et firent croître sa renommée dans des proportions inouïes.

(au passage, le texte mentionne 27 siècles, ce qui indique qu’il ne remonte pas si loin que la campagne le dit, plutôt vers -800)

Que sont ces étranges machines qu’il combine ? Comment fait-il pour obtenir une telle fascination ? On peut penser qu’il donne accès à des visions d’autres esprits. Que lors de ses conférences quelques esprits faibles, illuminés, gagnent des connaissances, du pouvoir ?
L’Ankh (voir mon article précédent) serait une sorte de super scientologie, dont les membres les plus atteints ne clignent jamais des yeux. Certains de ses membres se réunissent autour de machines à électricité statique provoquant (l’œil de Râ ?) provoquant un puissant sentiment de détente, en écoutant sur des phonographes les discours crachotants du Maître de Sagesse. La société de l’Ankh joue en bourse sur des principes mathématiques étranges (qui la rendent riche…), Nyarlathotep lui-même dispense aux plus proches d’étranges baumes et drogues qui transforment et guérissent les corps. Il marche dans le monde, apportant des visions sereines là où il n’y a que de l’inquiétude, parlant autant aux pauvres qu’aux riches. Les gouvernements l’aiment bien, ce « sage » prêche une forme d’individualisme, de respect de la richesse donnée, il donne un espoir illusoire.


Que l’Ankh s’appuie sur des mouvements violents, des cultes, des sectes sanguinaires (pour produire ses artefacts, ses drogues, ses pouvoirs ?), personne ne le voit, personne ne veut le voir. Que ses leaders populaires, soudain éveillés par N, soient prêts à renverser l’occident affaibli par où il est faible. Et si l’éclipse de 1926 était le signal donné à un l’apparition de mouvements politiques inspirés par l’Ankh, prenant le pouvoir à Shangaï, au Caire, à Nairobi… ? Si les PJs appartiennent à une forme d’élite blanche et riche (comme c’est probable s’ils sont dans l’entourage d’Erica Carlyle), cette forme de super-bolchevisme leur apparaîtra comme terrifiante.

Plus d’idées, peut-être, plus tard, si tout ça s’avère être plus fécond qu’une simple rêverie en lisant du jeu de rôle.

La tension générale était horrible. A une période de bouleversements politiques et sociaux vint s'ajouter la crainte, bizarre et obscure, d'un abominable danger physique, répandu partout, menaçant tout. (…) Un monstrueux sentiment de culpabilité s'étendait sur tout le pays, et des abysses entre les étoiles soufflaient des vents glacés qui faisaient frissonner les hommes dans des lieux sombres et solitaires. L'enchaînement des saisons connut des altérations démoniaques : la chaleur de l'automne persista d'effrayante façon, et chacun sentit que la terre, et peut-être l'univers avaient échappé au contrôle des dieux, ou des forces, inconnus, pour passer sous celui d'autres dieux, d'autres forces, qui restaient ignorés.

Comment manifester par exemple cette inquiétude, cette culpabilité ? Si Nyarlathotep surgissait maintenant, comme dans le scénario de Tristan, il serait sans doute très populaire… Mais les années 20 pourraient être un intéressant reflet de notre temps.



01 juillet 2013

Une lecture critique des Masques de Nyarlathotep – 2



Ce billet fait suite à celui-ci.

Voici comme promis quelques idées pour faire tourner la campagne d’une façon plus conforme à mes goûts.
Car si l’approche pulp ne me convient pas (c’est un « genre » qui ne me plaît tout simplement pas), je continue à rêver en lisant les livrets, avec l’envie d’en faire quelque chose. Mais quoi ?

A la base il y la nouvelle Nyarlathotep. Je n’ai pas toujours été un grand fan de Lovecraft, un auteur que j’ai découvert, comme beaucoup, via le JdR. Je l’ai lu à peu près en même temps que ma première édition de l’Appel de Cthulhu et ces textes verbeux et chargés d’adjectifs ne m’avaient pas convaincu du tout (mon appréciation a changé, on pourra le voir ici). Mais j’ai tout de suite aimé Nyarlathotep, son style prophétique et ses visions de fin du monde (je m’en suis d’ailleurs inspiré pour un texte personnel).
Le texte de la nouvelle est fourni avec la campagne et la nouvelle elle-même est en quelque sorte l’horizon du récit : ce qui arrivera si les investigateurs échouent. Mais je rêve d’exploiter un peu mieux le personnage de Nyarlathotep : après tout c’est le seul des monstres lovecraftiens à marcher parmi les hommes…

Attention, suite à cette ligne, il y aura de nouveau des spoilers.


C'est alors que Nyarlathotep arriva d'Egypte. Qui il était, nul n'en savait rien ; mais, de vieux sang indigène, il ressemblait à un pharaon. (…) Nyarlathotep vint dans les pays civilisés, basané, mince et sinistre, achetant sans cesse d'étranges instruments de verre et de métal, qu'il combinait en nouveaux instruments plus étranges encore. Il parlait beaucoup de sciences (d'électricité et de psychologie) et faisait des démonstrations de puissance qui laissaient ses spectateurs sans voix et firent croître sa renommée dans des proportions inouïes. Les hommes se conseillaient mutuellement d'aller le voir, et frémissaient.

Pourquoi ne pas alors exploiter l’excellente idée utilisée par Tristan Lhomme dans sa série de scénarios Etoiles Propices des Casus Belli nouvelle (nouvelle nouvelle) édition, numéros 1 à 3 : Nyarlathotep est là, l’homme étrange fascinant les foules marche dans le monde.
Imaginons qu’en 1925, un gourou venu d’Egypte, surfant sur la vague de l’égyptomanie, fasse la tournée des grandes villes du monde (occidental) en promouvant un discours étonnant, mêlant science, tradition millénaire et formation d’un homme nouveau. Une voix promettant la libération des anciennes contraintes (le temps, les vieilles sociétés…), des corps musclés et bronzés, une forme d’amour libre, la puissance du savoir… Un mouvement qui aurait pu être illustré par les folies futuristes et l’art fasciste. Ce mouvement transnational et transreligieux s’appellerait la Société de l’Ankh. Et son gourou se nomme bien sûr Nyarlathotep. Participer aux réunions de l’Ankh, écouter les discours du maître rend les gens meilleurs, plus libres, plus forts. Le livre du maître, les fontaines du savoir, a été traduit en quarante langues. Des antennes de la Société de l’Ankh se sont installées partout dans le monde. Je vois cette secte un peu comme celle d’Ami, dans 20th century boys.
Si le plan de N réussit, elles seront une structure de renversement du monde. S’il échoue, tout cela sera vite oublié parmi les nombreux mouvements spirituels étranges que les années 20 ont porté.
Dans l’entourage des PJs, beaucoup sont acquis à l’Ankh. Une partie de l’aventure pourrait alors consister à tenter de trouver des liens (pas évidents) entre la société de l’Ankh et les cultes bizarres. D’autant que la propagation de cette société, née en Egypte, fondée au Kenya, semble suivre à l’envers les traces de l’expédition Carlyle…



Cédric Ferrand disait sur un réseau social qu’il avait associé étroitement ses PJs aux membres de l’expédition, pour faire de l’aventure la quête de proches disparus. J’avais un peu la même idée. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas faire d’Erica Carlyle un personnage joué ? Bien sûr, cela pose quelques soucis : par exemple, peut-on faire commencer le récit en 1920 avec la première enquête sur la mort de Carlyle ? A moins qu’Erica n’ait alors été trop jeune pour y assister et que l’enquête ait été menée par un tuteur, justement mort en 1925, alors qu’Erica atteint sa majorité et prend la tête de ses affaires… Mais en voilà une au moins qui dispose d'un puissant motif, et de moyens pour payer les billets de paquebot.

Une dernière chose : l’histoire repose beaucoup sur l’enquête de Jackson Elias, ce qui est une bonne idée. Mais Elias a-t-il été le premier à se faire tuer par un culte lié à N ? Lui-même n’aurait-il pas suivi les traces d’un ou de plusieurs autres ? Ces mentions et ces traces pourraient servir à en rajouter dans la peur et l’inquiétude. Qu’on sente bien que tous ceux qui s’intéressent à ces drôles de religions minoritaires finissent mal…


(à suivre si viennent de nouvelles idées)

Nyarlathotep, Rotomago et Julien Noirel, 2007