Je continue donc ma lecture des fascicules de la campagne…
Le Kenya : on
n’échappera pas à ce pays, puisque c’est là que l’expédition Carlyle a été
« massacrée ». Comme pour les précédents, je trouve le contexte très
intéressant. Je note d’ailleurs que je suis tout autant emmené par les textes
que par les nombreuses photographies de rues et de paysages… Une situation
vraiment intéressante : que les PJs soient accusés d’être des
incendiaires. Le contexte, entre ville blanche, brune et noire à Nairobi pose
d’intéressantes situations, surtout si les PJs sont coincés par les préjugés
racistes de leur temps (les leurs et ceux de leurs interlocuteurs). On trouve
aussi un gros rituel à interrompre, ce cliché m’ennuie.
La Chine : là
encore, contexte passionnant, entre concessions, banditisme, luttes de sectes.
Je trouve que, comme pour le Kenya, on peut parvenir à imaginer comment un
culte sanguinaire parvient à prospérer sur ce terreau. J’aime bien les érudits
locaux proposés, les militants prêts à faire le coup de main, le
personnage de McChum, les navires mystérieux. Scénaristiquement, Brady qui se
cache et cherche à récupérer sa bonne amie est un classique qui peut marcher.
Comme dit précédemment, je me passerai volontiers de la fusée
et de tout le bazar autour du moteur au radium de la Dame Noire.
L’Australie :
bis repetita, bon contexte, une idée de situation intéressante : des
excavations par les méchants dans la cité de la Grande Race, qu’il faut un peu
travailler pour éviter que ce soit un replay des Montages Hallucinées. Pour une fois, j’aime bien aussi une des
histoires des fausses pistes, celle avec les abos qui font un casse dans un
musée.
Ma conclusion sur la campagne : j’en ressors avec une
impression de fausse complexité. Beaucoup de blabla, beaucoup de lieux, de
PNJs, mais peu de scènes, peu d’idées de mise en scène. Je suis bien conscient
que ce genre de campagne bac à sable était tout à fait original pour l’époque.
Maintenant, ça me paraît être un produit très daté, correspondant à l’époque
étudiante du jeu de rôle : il faut du temps, un MJ très motivé, et l’envie
de se coltiner certains des pires clichés des tentaculeries. J’ai eu un vrai
plaisir à le lire, le travail éditorial est remarquable, mais le tout dégage
une impression de fausse abondance et de vraie confusion.
Le scénario, assez simple, peut se résumer à ceci : les
PJs découvrent un réseau mondial de cultes dédiés au Mal, ils parcourent le
monde en avion/voiture/liner/chameau, combattent les méchants et sauvent la
planète, empêchant le Grand Rituel. Malheureusement, ce trip-là ne me fait pas
très envie…
Réflexions sur les
cultistes
Je me permets de citer une conversation (publique) avec
Tristan Lhomme :
Le
"cultiste" de Cthulhu est l'équivalent du gobelin d'AD&D, le
figurant disponible en masse qui sert essentiellement d'obstacle ou de chair à
canon. Je n'ai jamais pu les blairer sous cette forme. A une époque, les gens
de Pagan Publishing ont tenté d'écrire des scénarios avec des sectateurs un peu
plus évolués. Le résultat était, en gros "nous sommes des gens normaux qui
suivons une religion minoritaire, mais sans arracher le coeur de personne,
hein, on prépare juste la fin du monde lors de réunions Tupperware présidées
par un Grand Ancien". C'était pire que le gobelin à 10 PdV : c'était
chiant. "Donc, vous repérez ce dentiste comme un gros bonnet potentiel de
la secte. Vous le suivez ? Parfait, il va à son cabinet et y passe la journée,
et puis le soir, il rentre chez lui, achète un bouquet de fleurs pour sa femme,
embrasse son fils... et rebelote le lendemain. Si vous tentez de vous en
approcher, vous pouvez prendre rendez-vous pour vous faire soigner les dents.
Ah, et il joue au bridge une fois par semaine."
Ces temps-ci, je suis
titillé par l'idée d'écrire un scénario où les investigateurs feraient du
cultbusting, et trouver la bonne approche pour le culte est mon plus gros
obstacle. Le faire à l'ancienne, avec des cultistes baveux ? Non. Pousser la
normalité jusqu'à la dentisterie ? Non plus.
Le jeu de rôle fait une grande consommation de clichés,
nécessaires à l’imaginaire partagé. Comment exploiter celui-ci ?
Soit un membre du culte de la langue sanglante. Immigré
kenyan à New York, travaillant aux docks. Ayant peut-être de la famille quelque
part. Qu’est-ce qui le pousse à participer à des meurtres collectifs ?
Ecartons deux réponses : « il est fou » et
« il est primitif/noir/sauvage/superstitieux ».
Les gens adhèrent à des sectes parce que ça leur apporte
quelque chose, même si ce n’est qu’un mensonge. Dans son culte, notre bonhomme
trouve déjà des amis, de la sociabilité. Puis il se rend bien compte que son
maître peut beaucoup, plus que le prêtre chrétien ou que le sorcier animiste.
Le guérir de manière extraordinaire, lui donner des visions exaltantes, lui
apporter une chance de fortune et des satisfactions sexuelles. Lui donner du
pouvoir par rapport à ses égaux. Et à partir du moment où notre bonhomme a
associé son groupe et toutes les satisfactions de son existence (difficile), on
comprend qu’il le lâche difficilement, voire même qu’il prenne des risques à
commettre des agressions passibles de peines douloureuses.
Je voudrais qu’il puisse être tentant pour un PJ un peu perdu de rejoindre le culte.
Les cultes présentés dans cette campagne semblent tous avoir
comme point commun un retour à une forme de communion plus directe aux forces
de la terre et de la nature. Un rejet de la modernité. Ce sont des cultes
d’hommes (il ne fait pas bon d’y être une femme), de paumés qui se voient
privés de leur pouvoir traditionnel. Tout ça me paraît juste.
La magie
L’utilisation de la magie dans ces histoires m’ennuie. Je
vois le contexte lovecraftien comme plutôt science-fictif et je pense que la
plupart des choses vues comme « magie » relèvent de formes de vies
étranges et de technologies incompréhensibles. J’aimerais que les éléments
fantastiques de la campagne aient une forme de cohérence et éviter le TGCM (Ta
gu* c’est magique), de même que le TGCE (Ta gu*, c’est extra-terrestre). Je
suis embêté par la ceinture magique qui traverse les siècles et qui est
indestructible par des moyens conventionnels. Si elle était presque entièrement
décomposée, un vrai trésor archéologique, protégé avec ardeur par des
scientifiques sûrs de leur bon droit, elle m’intéresserait beaucoup plus. Rien
de plus ennuyeux qu’on objet indestructible (sinon, peut-être, un rituel à
interrompre).
Reprenons donc un peu le contexte du « mythe »
(même si je pense que les récits de HPL n’ont pas spécialement à être
considérés comme cohérents). Les Montagnes
Hallucinées nous apprend qu’il a existé autrefois une race puissante, les
Anciens, très doués dans les sciences de la vie. Anéantis ensuite par une
guerre contre d’autres choses extraterrestres (les Grands Anciens, pour faire
simple). Le temps a passé, tout cela dort ou alors rampe dans les ténèbres
au-delà de notre regard, et la plupart des gens ne veulent pas voir. On sait
que certains de ces peuples pratiquent la métempsycose et voyagent dans le
temps à travers certains d’entre nous. D’autres ont construit des cultures,
invisibles à notre regard (les Profonds, les Hommes Serpent). Se rendre compte
de tout ça, de ces présences que l’on distingue dans le passé de l’humanité,
est un vrai choc pour les esprits rationnels, pour les gens sains et civilisés.
Le monde est grand, absurde, incompréhensible et des dieux horribles se cachent
juste là, derrière notre perception…
Retour sur la
campagne
Maintenant, imaginons un riche playboy américain, un
héritier blasé et ennuyé, attirant dans son entourage des types un peu louches,
férus de sciences occultes, de satanisme… Imaginons qu’il tombe sur une
immigrée kenyane fascinante, dotée de visions puissantes. Et que celle-ci
entraîne notre millionnaire dans ses visions. Un médecin jungien un peu trop
fumé, un anglais décadent égyptomane… Un
assemblage qui n’aurait pas dû avoir lieu.
En Egypte, lors de fouilles inspirées par M’Weru, ils
plongent dans le passé (sans doute par échange d’esprits) et apprennent des
secrets de la bouche d’un serviteur du Pharaon Noir. Ils partent pour le Kenya,
rejoignent une région où la terre et l’atmosphère ont des propriétés
physico-chimiques particulières. Là ils manifestent
quelqu’un. Né du sang, de la boue, de connaissances saisies sous des visions
terribles. Hypathia Masters s’unit (est forcée de s’unir ?) avec celui qui
vient de loin. Et qui commence, à pied, à descendre la vallée du Nil, depuis la
lac Victoria. On l’appelle Nyarlathotep.
Ce n’est pas la première fois qu’il apparaît dans l’histoire
de l’humanité. Il est là, inspirant les hommes à l’esprit faible, soufflant des
idées terribles pour le service de ses Maîtres Endormis. Maintenant, il vient
de s’incarner.
Nyarlathotep vint dans
les pays civilisés, basané, mince et sinistre, achetant sans cesse d'étranges
instruments de verre et de métal, qu'il combinait en nouveaux instruments plus
étranges encore. Il parlait beaucoup de sciences (d'électricité et de
psychologie) et faisait des démonstrations de puissance qui laissaient ses
spectateurs sans voix et firent croître sa renommée dans des proportions
inouïes.
(au passage, le texte mentionne 27 siècles, ce qui indique
qu’il ne remonte pas si loin que la campagne le dit, plutôt vers -800)
Que sont ces étranges machines qu’il combine ? Comment
fait-il pour obtenir une telle fascination ? On peut penser qu’il donne
accès à des visions d’autres esprits. Que lors de ses conférences quelques
esprits faibles, illuminés, gagnent des connaissances, du pouvoir ?
L’Ankh (voir mon article précédent) serait une sorte de
super scientologie, dont les membres les plus atteints ne clignent jamais des
yeux. Certains de ses membres se réunissent autour de machines à électricité
statique provoquant (l’œil de Râ ?) provoquant un puissant sentiment de
détente, en écoutant sur des phonographes les discours crachotants du Maître de
Sagesse. La société de l’Ankh joue en bourse sur des principes mathématiques
étranges (qui la rendent riche…), Nyarlathotep lui-même dispense aux plus
proches d’étranges baumes et drogues qui transforment et guérissent les corps.
Il marche dans le monde, apportant des visions sereines là où il n’y a que de
l’inquiétude, parlant autant aux pauvres qu’aux riches. Les gouvernements
l’aiment bien, ce « sage » prêche une forme d’individualisme, de
respect de la richesse donnée, il donne un espoir illusoire.
Que l’Ankh s’appuie sur des mouvements violents, des cultes,
des sectes sanguinaires (pour produire ses artefacts, ses drogues, ses
pouvoirs ?), personne ne le voit, personne ne veut le voir. Que ses
leaders populaires, soudain éveillés par N, soient prêts à renverser l’occident
affaibli par où il est faible. Et si l’éclipse de 1926 était le signal donné à
un l’apparition de mouvements politiques inspirés par l’Ankh, prenant le
pouvoir à Shangaï, au Caire, à Nairobi… ? Si les PJs appartiennent à une
forme d’élite blanche et riche (comme c’est probable s’ils sont dans
l’entourage d’Erica Carlyle), cette forme de super-bolchevisme leur apparaîtra
comme terrifiante.
Plus d’idées, peut-être, plus tard, si tout ça s’avère être
plus fécond qu’une simple rêverie en lisant du jeu de rôle.
La tension générale
était horrible. A une période de bouleversements politiques et sociaux vint
s'ajouter la crainte, bizarre et obscure, d'un abominable danger physique,
répandu partout, menaçant tout. (…) Un monstrueux sentiment de culpabilité
s'étendait sur tout le pays, et des abysses entre les étoiles soufflaient des
vents glacés qui faisaient frissonner les hommes dans des lieux sombres et
solitaires. L'enchaînement des saisons connut des altérations démoniaques : la
chaleur de l'automne persista d'effrayante façon, et chacun sentit que la
terre, et peut-être l'univers avaient échappé au contrôle des dieux, ou des
forces, inconnus, pour passer sous celui d'autres dieux, d'autres forces, qui
restaient ignorés.
Comment manifester par exemple cette inquiétude, cette
culpabilité ? Si Nyarlathotep surgissait maintenant, comme dans le
scénario de Tristan, il serait sans doute très
populaire… Mais les années 20 pourraient être un intéressant reflet de notre
temps.