Ne pas oublier de se référer aux épisodes précédents pour lire ce qui suit. Attention si vous comptez jouer un jour cette campagne, ce récit comprend nombre de spoilers.
L'ensemble des billets de blog consacrés à la campagne des masques de Nyarlathotep peut-être retrouvée sous ce libellé : masques.
Voici l’épisode final de ce compte-rendu. La campagne est terminée, nous sommes un peu tristes, ces personnages nous ont accompagnés plus d’un an… Comme toujours en matière de jeu de rôle, il n’en restera que quelques souvenirs, des notes, des impressions.
Cinq ans ont passé depuis l’épisode précédent. La crise de 1929 frappe les Etats-Unis, puis le monde. En Allemagne, un dingue a petite moustache conquiert le pouvoir. Aux USA, le Klan devient de plus en plus puissant, et il est connu que ses membres influents lisent beaucoup Les fontaines de la connaissance. Les insouciantes années 20 sont mortes, on entre dans une période inquiétante. Dans les colonies, les peuples « primitifs » secouent le joug des Occidentaux jadis tous puissants, la science semble faire des progrès mais vers quelles directions ? Faut-il voir, comme le policier Martin Poole (qui épluche chaque jour les journaux) dans ces évènements effrayants l’influence pernicieuse du gourou de Rusty Mountains, Ali Abu Assif, dit « Nyarlathotep » ? Son influence est plus grande que jamais, Républicains comme Démocrates lui mangent dans la main. Le livre « the new Cross » montre bien la compatibilité entre ce qu’on appelle « la sagesse égyptienne » et le christianisme. Les foules marchent en somnambules au bord de l’abîme, à quoi rêvent-elles ? A quelles folies descendues des étoiles hurlantes ?
Menées par des gestionnaires avisés et compétents (qui n’hésitent pas à couper les branches mortes, jetant des milliers d’hommes au chômage), les entreprises Carlyle traversent la crise plutôt mieux que d’autres, et Erica est plus riche que jamais. Elle a épousé Priam et de lui elle a eu une fille, Isolde. Par ailleurs, elle a repris le dessin, sa main guidée par Virginia Elonn, l’ancienne professeur de dessin (et maîtresse) de Roger. Aidée de Constantin Rhodes, elle comprend de mieux en mieux - en le dessinant et en le peignant - le monde onirique que visitait son frère. Elle nourrit de ses mains les nécrophages fréquentant les caves voûtées du manoir Carlyle et garde un œil sur Deirdre, fille autiste de Virginia et de l’ex-playboy.
Une armée de gardes du corps menée par Joe Corey tient à distance les fous, toujours plus nombreux, qui veulent voir, toucher, dévorer la « sybille aux yeux peints ». Erica Carlyle est le rêve fiévreux d’une Amérique malade, une créature rare, mystérieuse, manipulatrice.
La consultation des notes abandonnées par Sam avant sa disparition (et des livres que publiera ce dernier à la fin des années 20) lui fait comprendre peu à peu que l’indifférence ne suffira pas à tenir celui qu'elle considère maintenant comme l’adversaire à distance. « Joe, je crois que nous sommes en guerre. » Car dans l’inconscient collectif flotte cette idée évidente : il viendra jusqu’à elle et il l’épousera. Et de cela, Mrs Carlyle ne veut pas.
De Sam on aura des nouvelles par un manuscrit publié en 1929 par Prospero Books. Track of the devil, par S. Jackson. Dans le même style que les bouquins d’Elias, Sam raconte sa quête passant par le Kenya et l’Australie… Le livre évoque les tragiques épisodes de la révolte Nandi de 1926 au Kenya. Ce qu’a vu la compagnie de fusiliers écossais envoyée vers la montagne du vent noir ne peut vraiment être raconté. Sam y était, accompagné de Jack Brady et ce dernier y est resté, entraînant M'weru dans la mort. M. Lipsky a ensuite passé du temps en Australie et là il s’est rendu coupable d’un crime, assassinant de ses mains ce cher Aubrey Penhew… Il ne restait alors plus qu’un seul membre vivant de l’expédition Carlyle : Roger lui-même.
Jonas et Rebecca se sont installés sous un faux nom au Canada, dans un trou perdu, loin des résonances de la « grille » que certains nomment Yog-Sothoth. Là, Jonas dirige une petite scierie, puis une entreprise d’exploitation de sables bitumeux… Trois enfants naissent. Années laborieuses et dures pour nos héros. Seul Poole sait où joindre « Christiansen », une des seules personnes avec lui à comprendre la véritable nature de l’espace, du temps, et à comprendre la réalité et la dangerosité de celui en qui les naïfs persistent à voir « un des grands esprits de notre temps ».
Noël 1931 : un type bizarre arrive dans la petite ville canadienne de Blackpool Waters où se cachent Jonas et sa famille. Il dit se nommer Aaron Blickstein, il ressemble à Sam avec dix ans de trop, il cherche du travail…
Il faudra des mois pour pénétrer à travers cet esprit au bord de la folie. Sam est recherché, Sam est dans les rêves de l’ennemi, pour lui échapper il lui a fallu devenir un autre, ne plus être celui qu’il était. Il s’exprime dans des textes codés produits sur sa machine à écrire. Ses voyages sont terminés, il a besoin d’aide maintenant pour retrouver Roger… Car Sam a compris que Brady était tout à la fois un ennemi et un allié du complot. Roger est la clef, celui par lequel Nyarlathotep est venu, celui par les rêves duquel il peut être présent sur la Terre. Brady l’a caché pour le protéger de tous, des adversaires du culte comme de ses servants trop entreprenants…
Juin 1932. Au manoir Carlyle se retrouvent six personnes qui ne s’étaient pas rencontrées depuis bien longtemps : Jonas et Rebecca, Sam, Erica, Priam Koenig et Alexandre Gautier, le fameux égyptologues. Sam veut retrouver Roger pour le tuer, les autres pensent que ce n’est pas si simple. On utilise la machine pour projeter Jonas, Sam et Gautier en Egypte il y a 28 siècles… car à cette époque, l’ennemi avait été chassé. Le monde du passé reste obscur, difficile à comprendre, mais l’idée qu’un homme puisse être la clef est confirmée. Et Erica accepte de révéler où se cache son frère. Elle n’a plus peur de lui, cela fait longtemps que sa fortune est protégée d’une éventuelle « résurrection » de l’enfant prodigue.
Nos héros entreprennent alors un voyage dément, trois mois d’un tour du monde par l’Ouest. On se déguisera, on changera de noms et de statut, plusieurs fois, on s’efforcera de n’être pas soi-même. A Hong Kong, on fait sortir d’une clinique un certain Randolph Carter, conscient mais absent, et incapable de se servir de ses mains. Le voyage continue vers l’Ouest : Bombay, Aden… puis l’Egypte, où les réseaux de l’adversaire sont plus puissants que jamais. Là, s’infiltrer jusque dans la pyramide de Dashur en emportant et Carter et la machine, pour se projeter au moment clef… Cet épisode de 1919 où Mweru, Penhew et Huston à l’intérieur de la chambre mortuaire de N ont projeté la conscience de Roger jusqu’à cet état psychique particulier qu’on appelle « le plateau de Leng »…
Envoyé à cet instant précis, dans le corps de Huston, Jonas saisit les caractéristique de l’onde psychophysique. Utilisant la machine, lui et Priam émettent une onde inverse, rompant le lien qui emprisonne l’esprit en Leng…
Trois mois d’absence… C’est le temps qu’il faut à Nyarlathotep pour traverser les Etats-Unis à pied, du Texas jusqu’à l’Etat de New York, suivi par la foule dont il conditionne peu à peu l’état psychique. Erica Carlyle sait que c’est pour elle qu’il vient. Déjà les journaux oublient qu’elle est déjà mariée et annoncent ses prochaines épousailles, comme si cet événement mondain allait être la clef mystique qui sortirait l’Amérique de la grande crise. Utilisant sa fortune, Erica jette dans les pattes du gourou tous les obstacles qu’elle peut imaginer. Chicaneries juridiques pour empêcher sa foule de traverser des villes ou des états, jusqu’à organiser une réception du grand homme par le Sénat des Etats-Unis… Mais à la mi-septembre, Nyarlathotep se présente devant le manoir Carlyle et ses partisans campent tout autour. On ne lui ouvre pas. Un à un les soutiens de Mrs Carlyle craquent sous la pression psychique. Les télégrammes affluent venus des personnages les plus influents du pays : il faut, pour l’intérêt de tous, qu’elle épouse le Maître…
Et soudain, une nuit, tout cela cesse. La nouvelle court : le Maître est mort, pendant la nuit. Quelque part au cœur de la pyramide de Dashur, Roger Carlyle sort d’un long, très long cauchemar…
Les rêves fous cessent, l’humanité a la gueule de bois, le gourou est ramené à sa juste importance… celle d’un sage, comme un autre. Les journalistes se demandent pourquoi ils ont accordé tant d’importance à Erica Carlyle, une millionnaire comme il y en a d’autres. Jean Cocteau renonce à tourner le film dont elle occuperait la place centrale. Aux USA, Franklin Roosevelt est élu, les temps changent…
Seuls quelques-uns savent et se souviennent. Jonas, Sam, Rebecca, Poole… et certains de leurs ennemis.
Jonas part s’établir avec sa famille en Allemagne (son pays d’origine) pour faire des affaires. Rebecca passe son doctorat à Leipzig, enfin. En 1937, ils fuient les Nazis pour s’installer en Suisse, au bord du lac Léman. Derrière l’ingénieur, l’homme d’action n’est jamais loin, qui participera avec Erica Carlyle aux tentatives de rapprochement entre les USA et l’Allemagne (sa patrie d’origine, malgré les Nazis), avant de devenir agent double pour les comptes des Américains. Les enfants grandissent.
Après quelques mois de chicanes, Roger accepte de signer l’arrangement à l’amiable qui, en échange d’une très forte somme, lui interdit à jamais de prétendre à la fortune industrielle des Carlyle. Il finira par s’installer dans un luxueux appartement à Manhattan, à tenter de retrouver sa gloire passée, entouré de parasites – et d’un secrétaire entièrement dévoué à sa sœur. Pendant les années 40, on l’appellera « le Pharaon », un des nombreux excentriques de la Grosse Pomme. On le surprendra même déambulant en palanquin dans Central Park. Il meurt d’une crise cardiaque vers la fin de la guerre. Les complotistes diront que son corps n’a jamais été examiné que par un médecin tout dévoué à Erica Carlyle… et que l’enterrement a eu lieu bien vite.
Sam publie en 1938 un livre titré Masks of Nyarlathotep, the true story of the Carlyle expedition. Le tirage ne se vend pas, c'est de l'histoire ancienne... Mais la vérité est écrite, Elias Jackson est vengé.
Isolde explore la cave du manoir. Sa mère l’initiera aux responsabilités de la famille Carlyle… Les murs de la cave sont épais, qui étouffent les hurlements de la jeune fille confrontée pour la première fois aux habitants des cimetières…
Un des fils de Jonas trace depuis tout petit d’étranges courbes sur ces dessins. Le père veille sur son fils qui voit la machine dans ses rêves…
Et rien n’est jamais fini. Fin 1945, un jeune Egyptien stylé se présente dans la grande maison de Jonas au bord du lac Léman… Son nom ? Hiram Shakti. Son secrétaire s’appelle Stephen Alziz. Ce qu'ils veulent ? La machine, bien sûr.
Nous nous sommes arrêtés sur cette image glaçante. Les personnages ont le droit de se reposer, d’être tranquilles, de suivre leur chemin sans nous.
Cette campagne, bien que bancale à l’origine, nous a réservés de nombreux très bons moments. Le concept de base, l’expédition disparue, ouvre la possibilité de nombreux développements. Et ça a été un vrai plaisir de lire, ailleurs sur Internet, les comptes-rendus sur ce « classique » du jeu de rôle, et de pouvoir y apporter le nôtre. Je serais d’ailleurs ravi d’en discuter plus avant, sur ce blog ou sur les réseaux sociaux. Tout commentaire et toute discussion seront bienvenus !
Réalité burlesque, ou délire silencieux, seuls les dieux peuvent le dire. Une ombre révulsée qui se tordait dans des mains qui ne sont pas des mains, et tourbillonnait au hasard parmi les crépuscules effroyables d'une création pourrissante, les cadavres de mondes morts dont les plaies étaient des villes, les vents sortis des charniers, qui balaient les étoiles blafardes et en assombrissent l'éclat. Au-delà des mondes, les vagues fantômes de choses monstrueuses ; les colonnes entr' aperçues de temples non consacrés, qui reposent sur des rochers sans nom en dessous de l'espace et se dressent jusqu'à des hauteurs vertigineuses au-dessus des sphères de lumière et d'obscurité. Et à travers tout ce révoltant cimetière de l'univers, un battement de tambours assourdi, à rendre fou, et la faible plainte monotone de flûtes impies, venus de lieux obscurs, inconcevables, au-delà du Temps ; la musique détestable sur laquelle dansent lentement, gauchement, absurdement, les dieux ultimes, gigantesques et ténébreux (les gargouilles aveugles, muettes et stupides dont Nyarlathotep est l'âme).
(H.P. Lovecraft, Nyarlathotep)