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08 juillet 2025

Rêver et faire rêver - Nicolas Fructus

Ce texte a été écrit par Nicolas Fructus, en réaction/réponse au texte du billet précédent.

Des sources

J’ai lu Leiber, pas tout Lankhmar, mais pas loin, je pense. Cela fait bien 30 ans, et un peu comme précédemment avec Lovecraft sur lequel j’ai travaillé, je suis euphorique quant aux inspirations oniriques que ces textes m’ont apporté, mais pour être honnête, je ne m’en souviens plus. J’adore, mais ce sont des visions ouatées, un peu évanescentes, j’ai des bribes d’histoires, mais les ambiances et les enjeux sont là, en moi. J’ai vécu avec le Souricier Gris et son compère musclé, comme j’ai pu arpenter les Contrées du rêve, sans me souvenir du nom des routes.

Avant de commencer à travailler sur des images, je relis les inspirateurs. En même temps, ce n’est que du plaisir. Donc je relis Leiber pendant Noon, juste pour me faire engloutir par la vague des visions qui portaient Laure & Laurent au cours de leur écriture.

À la première lecture de Noon, je retrouve chez Laure & Laurent ce contrepied permanent entre imbroglios, quiproquos, situations cocasses, et le sérieux de la trame, l’importance du sujet traîté, le sérieux avec lequel on regarde le dysfonctionnement du monde. Comme chez Leiber. Et surtout, la cité est un acteur à part entière. Encore plus chez LLK que Leiber, après trois tomes de Noon. Leiber ne cherche d’ailleurs pas toujours à ce que sa cité soit très rationnelle. Elle est une scène de théâtre où les panneaux de bois vous font passer des toits de Lankhmar aux tunnels de la Guilde des voleurs. Mais ces lieux nous restent, en persistance rétinienne. Ce n’est pas pour rien que ce corpus est souvent cité comme exemple. Et quand on y regarde de plus près, ce ne sont pas tant les descriptions, les paysages, mais plutôt la façon dont les protagonistes vivent leurs tribulations urbaines qui finissent par décrire l’ambiance, le quartier, les enjeux. Chez Laure & Laurent, même si vous avez l’impression que les éléments surgissent au gré de leur création, il y a un arc, une structure, là-haut, tout là-haut, qui ne se dévoile que par touches. Et en bons démiurges, ils ont les clefs du temple Noon.

Faire un livre illustré

Enfin, d’un point de vue purement technique, je savais qu’il fallait ne pas faire trop d’illustrations (protocole vite transgressé dès le tome 2, pour ne pas dire violenté dans le tome 3), essayer de respecter une ventilation à peu près correcte dans le rapport texte/images sur l’ensemble des ouvrages. Mais le point le plus important à mes yeux et qui était aussi la motivation d’Olivier Girard, l’éditeur, c’est de pouvoir dire : «  voici une première édition d’un auteur dans lequel il y a des images. Ces images ne sont pas là pour agrémenter une lecture qui serait moins drôle sans, elles ne sont pas une olive dans le cocktail. C’est la première édition, l’édition courante, où les dessins amènent une immersion supplémentaire, qui font que le livre devient un objet unique en soi. Pas en tant que livre de L.L. Kloetzer, ou de Nicolas Fructus. En tant que ce livre-là. Et ce livre n’est pas une relique intouchable cachée dans une bibliothèque d’incunables que même le regard abime. Ce doit être le livre courant dans votre bibliothèque habituelle, celle où par accident tout un chacun vient piocher et doit se dire : tiens, c’est étrange, ce Noon, il y a plein d’images… »

Nicolas Fructus, dans les contrées du rêve

Dans les contrées du rêve, de Lovecraft


Illustrer Noon

Ainsi dans Noon, l’exercice d’illustration est compliqué. Les « visions » illustrables ne cessent de se succéder, il est déjà peu évident de tailler dans le lard pour n’en extraire que quelques-unes. En plus des lieux dont la simple désignation apporte plus qu’une longue description, chaque scène avec les protagonistes donne envie de les saisir sur le vif. Et puis il y a les éléments de l’histoire totale, ces traces, ces signes que l’on retrouve d’un livre à l’autre, ce sentiment qu’une chose anodine posée là dans un coin de la ville sera peut-être l’élément central d’une quête future (souvent, Yors ou Noon ont déjà jeté un regard en coin, un je-ne-sais-quoi de : « ça me dit quelque chose » dans le futur…). Alors à dessiner tous ces éléments, c’est un brin angoissant. J’ai vite compris en lisant Laure & Laurent que tout était expliqué, ou se déduisait implicitement.

J’ai ressenti le besoin impérieux d’affiner au fil des tomes (n’y voyez pas de référence alpestre), par le dessin, les codes qui étaient transmis par l’écriture. Par exemple quand Noon plonge dans ce qui semble être un monde alternatif, les images basculent en négatif. L’image doit avoir une lisibilité moins évidente, comme dans la réalité du lecteur issu de son monde physique qui est plongé dans une vision parallèle. Ou là dans le texte, un bâtiment dont on ne sait pourquoi il a été dessiné, sinon qu’il s’effondrera 30 pages plus loin. Ou la narration en cases panoramiques des tribulations de Noon et Yors au-delà de la ville. Dans ce cas précis, ce n’est pas un effet de style. Il n’y a aucun moyen d’illustrer ce passage comme j’ai illustré le reste des ouvrages. Ce sont des suites de descriptions lapidaires de lieux, et d’actions résumées. Il ne faut laisser qu’une impression fugace de ces moments, et surtout pouvoir en réaliser plusieurs. Alors plutôt que de faire Une illustration d’un moment, il valait mieux faire dix bandeaux, petites respirations graphiques dans les tribulations de Yors et Noon. Et le procédé fonctionne aussi (je l’espère) vers la fin du tome 3, mais à cet endroit, pour « ralentir » la lecture, d’une certaine manière. Le texte est d’une telle concision que je voyais plus d’images qu’il n’y avait de texte dans l’aboutissement du chapitre. Et quelque part, les dessins « ralentissent » le temps de lecture en obligeant le lecteur à passer d’une ligne d’écriture à une image ; et à ce moment précis de l’ouvrage, la résolution de l’histoire est tellement importante que j’espère contribuer à cet instant abrupt et juste de l'écriture, dans lequel on peut rester quelques secondes de plus à cause des images.

Les demeures du crépuscule, dans le désert des cieux

Enfin, si j’ai réussi par quelques images à vous faire rêver, ou plutôt à donner du corps à un monde qui n’existe pas, c’est d’abord parce que Laure & Laurent m’ont fait croire que ça existait. Et ils m’ont fait rêver.

 NF


07 juillet 2025

Wandering in Nehwon

Un texte plus long que d'habitude sur ce blog, à l'occasion de la parution du désert des cieux.

Visiter des lieux qui n’existent pas est une affaire de rencontres. On n’entre pas par hasard dans des mondes imaginaires : il faut une personne qui vous guide pour passer la porte. Qui m’a accompagné dans le monde de Nehwon ? Les deux voleurs les plus cools du monde, Fafhrd et le Souricier gris, évidemment.

Je dois avoir une quinzaine d’années, et je joue à AD&D au collège. Et mon meilleur pote me prête une paire de livres dont vous êtes le héros mettant en scène deux personnages comme je n’en avais jamais vus : Fafhrd (barbare, balaise, roux, scalde, grosse épée) et le Souricier Gris (mince, fine moustache à la Errol Flynn, voleur, rapière, bribes de magie). Une feuille de perso, des dessins en noir et blanc, et des embrouilles avec la guide des voleurs ou bien celle des assassins, je ne sais plus. Ces deux gars me plaisent tout de suite.

J’apprends à les connaître mieux, car à la fin du guide du maître AD&D, ce compendium bordélique, je découvre les recommandations de lecture de Gary G. Jack Vance, Robert Howard, Tolkien bien sûr (que j’avais déjà lu) et surtout : Fritz Leiber, le cycle des épées. Un cycle disparate de nouvelles mettant en scène les même deux types sympathiques rencontrés plus haut. Des poches Presse Pocket avec ces couvertures surréalistes zarbi de Siudmak, une demi-douzaine de tomes ne formant pas une saga ample et sérieuse, oh non. Quatre à six histoires par volume. Des aventures où nos héros rencontrent sorciers, voleurs, zinzins de toutes sortes et femmes fatales, dont ils se sortent généralement les poches vides, l'humeur mélancolique avec sur les lèvres le souvenir d'un baiser. J'étais ado, j'ai adoré leurs sarcasmes et leur mélancolie. Le monde leur échappe, ils ne contrôlent pas grand-chose, ils se moquent d’eux-mêmes. Et surtout, ils sont amis, les meilleurs amis du monde. Ça ne me surprendra pas, plus tard, quand j'apprendrai que Fafhrd, c'était Leiber, et le Souricier, Otto Fisher, et que ces deux-là s'entendaient très bien.

Leur ville s’appelle Lankhmar. Un peu Chicago, un peu Constantinople, peut-être la première projection dans la fantasy de l’univers urbain du 20ème siècle. Lankhmar, grouillante et merveilleuse, avec son gouvernement de travers, ses marchands plein de pognon, ses mendiants et sa guilde des voleurs. Lankhmar, au cœur du monde de Nehwon (lisez-ce nom à l'envers, « le monde de nul temps »), un monde imaginaire aux cartes floues, à l’histoire rêvée.

J'ai aimé les deux amis, j'ai lu toutes leurs histoires plusieurs fois, celle avec les rats, celle avec le roi sous la mer qui n'est pas là, celle avec les dieux en haut de la montagne, celle avec les deux frères fous ennemis dans les souterrains de Quarmall, celle où Fafhrd devient disciple d'Issek, celle avec les oiseaux qui crèvent les yeux, celle avec le bazar du bizarre, celle avec le personnage qui rêve depuis sa tombe, celle où la Mort, assise sur son trône, tue au rythme du battement de son coeur... Et tout ça a fait partie de moi.

Des années passent. Lors d’une promenade vers la source, Laure et moi nous inventons des personnages (c’est une activité qui nous prend parfois, quand nous trouvons qu’il n’y a plus assez d’histoires dans notre vie). Nous parlons de Lankhmar. Ces personnages pourraient y vivre : l’un serait un jeune homme excentrique et timide, un sorcier aux pouvoirs bizarres. Et l’autre, un vieux mercenaire à la jambe fatiguée, son compagnon et assistant. Ils habiteraient au dernier étage d'une maison de passe à l'enseigne du soleil noir, il y aurait des tentacules au plafond, et les gens viendraient les voir pour exposer leurs problèmes, ils vivraient des sortes d'enquêtes, tu vois ? Avec de la magie. Deux types célibataires partageant un appartement : bien sûr nous pensons au détective de Baker Street et à son compagnon. Nous en sommes tous les deux fans. Nous rêvons ces deux-là, Laure s’amuse à inventer les pratiques professionnelles de ce métier qui n’existe pas : sorcier de ville, grande magie pour tous les jours. Nous découvrons comment la magie contraint les vêtements, les contrats ou les questions immobilières. Nous passons du temps avec eux, puis ils s’éloignent… Laure en reparle de temps en temps : est-ce les aventures du magicien et du mercenaire ne pourraient pas faire de bonnes histoires à écrire ? On pourrait faire une série de livres, on pourrait faire du YA (on n’a jamais essayé ce genre de récit, non ?). On pourrait écrire quelque chose pour nos filles. Oui, peut-être, si tu veux ; en vérité je n’y crois pas tellement, je n’y crois pas assez.

Les histoires se cristallisent quand elles veulent et quand on peut. Dix après avoir inventé le sorcier et son compagnon, nous écrivons une nouvelle les mettant en scène. J’avais pris peu de notes, alors on se rappelait surtout l'impression qu'ils nous avaient fait, leurs caractères, pas grand-chose de plus ; nous réinventons la plupart des détails, comme par exemple, leurs noms. La nouvelle s’appelle « à l’enseigne du soleil noir », et elle commence comme ça :

Je m’appelle Yors, j’ai beau être boiteux, je me considère plutôt comme un dur à cuire. J’ai été marin sur une galère de la Mer Intérieure, docker sur le port, sergent dans l’armée du Suzerain… J’ai connu les batailles, les blessures et les naufrages, j’ai toujours su me débrouiller et m’en sortir, plus ou moins entier. Mais maintenant je ne suis plus tout jeune, je cherche un peu de stabilité et de tranquillité, alors je suis entré au service de ce drôle de type, à l’enseigne du soleil noir.

Elle fait 80 000 signes. Il y a dedans Noon, Yors, une belle voleuse, un médaillon perdu et un drôle de ratier. Et déjà, l’attention aux détails, l’aversion de Noon pour les dettes, son goût pour la liberté, son attention aux choses minuscules qui révèlent le tout. On voudrait que ce texte soit lisible par les adultes et les enfants. Marguerite, alors âgée de onze ans, le lit et nous dit que oui, c'est cool, les personnages sont bien, mais on aimerait savoir plein de trucs en plus à leur sujet. Où Yors et Noon se sont-ils rencontrés ? Pourquoi se sont-ils installés ensemble ? D'où, et comment, et quoi, et pourquoi ?

Deux ans plus tard, parce que la pandémie douche un peu nos envies de SF, nous reprenons la même histoire, depuis le tout début ; tout réécrire, sans relire, de mémoire encore. Le souvenir d’un souvenir. Yors cherche du boulot, à la porte de l'Est. Arrive un jeune homme un peu excentrique et très riche qui dit s'appeler Noon, mais on sait tout de suite que ce n'est pas son vrai nom. Finalement Noon n'est pas aussi fortuné qu’on pense et il va falloir trouver du travail, et ce sera de la sorcellerie.

Nous sommes dans la ville aux mille fumées, notre ville, plus Constantinople que Chicago (parce que j'aime l'histoire antique) ; des gens vivent ici, et y travaillent (parce que le travail des gens est important pour Laure). Les eunuques tiennent le palais, les pauvres tirent le diable par la queue et Yors est un homme qui se sent vieillir. Mais heureusement, il a croisé Noon, et vivre dans le même monde que Noon, c'est merveilleux, parce que Noon prend les choses à sa manière, par la bande, par au-dessus, par l'au-delà, et l'impossible devient possible. Pour celui qui sait voir, le monde est plus vaste, plus effrayant peut-être, plus beau certainement. Les portes s'ouvrent qui étaient fermées à jamais, les chaînes se rompent, ce qui était perdu est retrouvé, les amants séparés sont réunis.

Olivier du Bélial, nous a fait rencontrer Nicolas, qui aime les cités imaginaires, les magiciens et les hommes-serpents autant que nous. Pour Nicolas, la fantasy est une affaire sérieuse, les personnages sont présents et les bâtiments sont à la fois habités et vivants. Pour lui comme pour nous ces histoires sont ouvertes et les illustrations, comme les textes, sont une invitation, à ouvrir le monde, à créer des espaces de liberté.

Voilà, ça s'est passé comme ça. Noon et Yors et Meg ont maintenant leur lot d'aventures (trois livres !) : avec le jeune homme riche plongé dans les ennuis, les ramasseurs de morts, les princes mingols en goguette, les dieux contrariés. Le magicien parvient, d’une certaine façon, à se rapprocher du Suzerain et ce grand pudique apprend deux ou trois trucs au sujet de l'amour.

Nous, nous sommes heureux d’avoir vu ce monde apparaître, dans nos rêves, dans nos souvenirs, dans les dessins de Nicolas, comme une image qui se révèle derrière une vitre embuée. à vous de le découvrir, si vous le souhaitez.

 

Sundered from us by gulfs of time and stranger dimensions dreams the ancient world of Nehwon with its towers and skulls and jewels, its swords and sorceries.


05 juillet 2025

Noon - le désert des cieux

Voilà, le troisième volume des histoires de Noon a paru. Ce n'est pas une trilogie (les histoires sont indépendantes, même si elles se suivent), mais ces trois livres forment un cycle, "le cycle du palais", qui boucle l'histoire commencée avec les réflexions de Noon dans le premier livre sur le mauvais état d'entretien des murs du palais de la grande ville aux mille fumées. Comme quoi, voyez où des réflexions sur la maçonnerie vous emmènent !
Dans ce livre, on retrouvera donc un magicien stylé, un garde du corps plus tout jeune, une jeune fille entreprenante (ou auto-entrepreneuse ?), un jeune homme plongé dans les ennuis. Et surtout, beaucoup de gens qui travaillent : chef de chantier, directrice de cérémonie, porteurs de morts, ouvriers, politicienne, médecienne. Qui travaillent trop, pour beaucoup d'entre eux, ce qui nuit à leur santé physique et mentale. C'est de la fantasy, ça parle donc de choses qu'on connaît.

Publier un livre ça veut dire jouer le jeu du capitalisme culturel et de la chaîne du livre. Nous insérer (et approuver implicitement) un certain jeu de relations auteurs/autrices avec éditeurs/éditrices. Fabriquer, avec des énergies plus ou moins fossiles, tout une série d'objets diffusés dans le grand cycle marchand, vendus en partie à travers des canaux appartenant à des milliardaires dégueulasses qui vont gratter des sous dessus.

Ca veut aussi dire des joies particulières. 

Celle d'avoir construit ensemble, d'abord nous deux et trois (avec Nicolas), puis avec Olivier et tous les artisan.e.s du Bélial (chapeau à Laure Afchain !) un beau livre, une première édition illustrée, où texte et images sont faits pour aller ensemble et s'influencent mutuellement. Travailler avec le Bélial, ça veut dire bosser avec des personnes passionnées, qui n'épargnent ni le temps ni les efforts pour faire paraître les livres auxquels elles croient.

La joie aussi de pouvoir partager des histoires pas très importantes (on écrit des romans de magiciens quand le monde brûle et fait la guerre) qui disent quand même quelque chose de ce qui nous entoure, de ce qui vous entoure, nous l'espérons. Ces histoires de Noon sont là, parmi plein d'autres histoires merveilleuses faites par plein de personnes talentueuses, elles viennent, elles passeront, elles nous dépasseront peut-être. 

La joie, enfin, d'écrire de la fantasy, d'être libres d'aller là où nous voulons, dans les catacombes, dans les chapelles du palais, dans les montagnes du Kashgar et dans le temple de Qos, dans les mondes en-dessus et dans les mondes ci-dessous, sur la terre et dans les cieux. Entrez, venez si vous voulez, ça va être bien !