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14 septembre 2025

Babel - R.F. Kuang


Babel
est une fantasy XIXᵉ où la révolution industrielle est propulsée par une forme de magie originale : des barres d’argent enchantées, gravées de paires de mots (match pairs, j’ai lu en VO) désignant le même objet dans des langues différentes. L’effet magique naît du sens qui se perd dans la traduction. C’est de la magie étymologique : vraiment malin, et les effets proposés sont accompagnés de considérations savantes sur le sens des mots et sur les aspects sociaux et locaux des significations.

L’histoire se déroule dans les années 1830 et suit Robin Swift, un jeune Chinois arraché à la ville de Canton par le professeur Lovell, afin d’être envoyé étudier la traduction à Oxford et d’entrer à Babel, comme on appelle l’Institut royal de traduction. Là, il pourra mettre à profit ses excellentes connaissances en anglais et en mandarin au service de la fabrication de superbes nouvelles match pairs.

(à partir de maintenant, je spoile un peu : fermez les yeux si vous ne voulez rien savoir - les spoilers s'arrêtent dans une dizaine de lignes)

Le jeune homme découvre les merveilles de l’Angleterre, les beautés d’Oxford, les joies de la connaissance, ainsi que de sympathiques camarades dans la même situation que lui : Ramy, un séduisant Indien musulman ; Letitia, une jeune femme de la bonne société anglaise (ooooh, une femme !) ; et Victoire, une jeune personne d’origine haïtienne (ooooh, une femme, et noire en plus !). Bien sûr, Babel est l’institut le plus prestigieux, mais ce n’est pas marrant d’être noir, femme ou « jaune » à Oxford à cette époque. D’autant que Robin reçoit en parallèle une éducation politique un peu brutale et découvre les joies et les bénéfices du colonialisme (pour l’Empire britannique), notamment autour du déclenchement de la première guerre de l’opium — une des petites horreurs coloniales européennes dont on ne parle pas trop parce que bon, c'est vraiment dégueu. Plus intéressant encore : le roman montre combien la recherche universitaire, même sur des sujets apparemment « nobles », peut devenir un instrument de domination.

(fin des spoilers — et début du moment où l’auteur de ces lignes donne son avis)

La partie initiatique du roman et la découverte du monde universitaire sont très réussies. Le livre est un cri d’amour (très critique) envers Oxford, city of dreaming spires. Les ambivalences de Robin, la manière dont il se ment à lui-même, sa relation avec Lovell : tout cela est très fin et vraiment intéressant.

Après que le personnage a traversé le voile, le roman aborde un à un un paquet de thèmes progressistes : décolonialisme, racisme, sexisme. Tous sont soigneusement traités, mais sans subtilité. Je pense que les horreurs coloniales méritent tout à fait d’être dénoncées et expliquées, mais ici le roman y va un peu à la truelle, ce qui a réduit mon intérêt pour le récit. (Chronique écrite par un vieux mec blanc — à percevoir selon votre point de vue personnel.)

Enfin, la structure imaginaire de l’histoire (la magie étymologique remplaçant la machine à vapeur) ne fonctionne pas totalement pour moi. Je n’arrive pas à dire pourquoi, mais ce monde ne me semble pas tenir debout de bout en bout.

Babel reste malgré tout une lecture très intéressante, ne serait-ce que pour sa manière de jouer avec les mots et pour la description sensible de son protagoniste et de sa relation avec son tuteur. Cette dark academia fantasy mérite tout à fait d’être lue.

(merci à Camille pour le cadeau !)

09 août 2025

Les jours, les mois, les années - YAN Lianke

Je ne connaissais rien de cet auteur. Le livre m'a été recommandé par une aimable libraire de la librairie Ouvrir l'oeil, à Lyon.

Un village, dans un coin qu'on imagine dans les montagnes proches du désert de Gobi. Sécheresse terrible, plus rien pousse, les habitants fuient la chaleur et la mort, ne restent plus qu'un vieux (l'aïeul) et son chien aveugle (l'aveugle). Un seul épis de maïs pousse encore, il va crever si personne ne s'en occupe. Lui, il reste.

Ce court roman raconte la lutte misérable du vieux et du chien pour que pousse la plante. Il n'y a plus personne dans la région, plus personne d'humain s'entend... Après chaque jour, chaque souffrance, un nouveau jour, une nouvelle souffrance, et la vie s'accroche et lutte et c'est là toute la beauté et la force de ce court roman. La vie y paraît, au-delà de nous, de nos pauvres efforts.



05 août 2025

Au bal des absents - Catherine Dufour


Claude est une chômeuse en fin de droits qui n'a pas grand-chose pour elle, excepté son petit studio. Qu'elle perd bicose, we said, "fin de droits", you know ? (c'est un peu comme le début de Vernon Subutex).
Alors quand elle reçoit une offre d'emploi chelou via LinkedIn qui l'invite à séjourner dans une improbable location AirBnB pendant quelques semaines contre rétribution, elle ne fait pas la difficile et voilà go, elle est partie dans un coin perdu de France, et la location est une grande maison vraiment confite dans le passé et bien... elle est hantée. Et même carrément TRES hantée.

Dans ce petit roman (sa densité et sa brièveté sont une de ses nombreuses qualité), Catherine Dufour explore le genre du "roman de maison hantée" dans la France des années 2020, avec réseaux sociaux, minimas sociaux et workings poors qui dorment dans leur voiture. Et c'est vraiment très bien. Il y a des idées tout le temps, du suspense, des retournements de situations, des personnages secondaires douteux et moins douteux, une héroïne tétue (qualité de pauvre) et ni très jolie ni très sympathique, à la destinée de laquelle on s'attache. On comtpe les euros, on vide le bénitier de l'église d'Iliouville, on observe le prix des vieux meubles et des petits objets sur e-bay... Le passé suinte, et colle, et mord, glacial. On se demande ce que sont devenus les domestiques et qui peut bien faire le ménage dans la maison aux fantômes. Bref, c'est rigolo, pertinent et malin. L'autrice se permet même de nous livrer, quelques trucs sur sa méthode de travail. Et tout ça ne serait rien sans le style à la fois tendre et caustique de Catherine (oui, disclaimer, je la connais et je l'aime bien - mais cette chronique est garantie sans copinage). 
D'une curieuse façon, ce livre court est un cousin de la trilogie-des-genres de Léo Henry (Le casse du continuum, la panse, Thécel). Ce n'est pas un "grand roman", ça ne veut pas l'être, c'est juste distrayant, intelligent et très bien écrit. Et assez souvent, ça fait peur.


17 juillet 2025

Manhattan beach - Jennifer Egan

C'est l'été, je lis des trucs sur la plage, sortis d'une boîte à livre.

New York, 1942. Anna Kerrigan travaille au chantier naval où on fabrique de gros bateaux de guerre. Son papa  Eddie, un type cool, a disparu quelques années avant, elle vit seule avec sa mère et sa soeur handicapée... et elle va se retrouver en contact avec Dexter Styles, un homme au croisement entre le milieu des trafiquants et les grandes familles, qui pourrait être en rapport avec la disparition de son père.

Le premier truc qui me vient à l'esprit en parlant de ce roman est "c'est bien fait".

Le récit est rythmé, intéressant. Parle de l'émancipation des femmes : depuis Agnès, la mère d'Anna, ancienne "girl" de cabaret, Anna qui devient indépendante et ouvrière et qui se lance dans des trucs réservés aux hommes grâce à la guerre, en passant par les personnages qui l'entourent, Nell, Rose, les "mariées"... 

Les décors sont intéressants : les demi bas-fonds de NYC (j'ai pris ce roman en me demandant si j'y trouverais matière pour un scénario Cthulhu Confidential - non), cabarets, bars de front de mer, chantier naval, marine marchande... L'autrice s'est top top documentée, tout paraît solide, réaliste (et ça se voit). L'histoire est bien menée, c'est une sorte de fausse romance. La narration tisse plusieurs époques et plusieurs fils, bien arrangés, "by the book". Ajoutez la touche féministe, bien vue, et même un traitement sensible du handicap. Bref, rien à reprocher, une lecture de distraction, intelligente, juste super fabriquée. Ca ferait un bon film ou une bonne série TV.
 

PS: Hey, monsieur 10-18 !!!! La couv dans sa partie basse (mal découpée de la partie haute) représente un "pier", classique aménagement de bord de mer du monde anglo-saxon. L'image de ce pier vient de la première photo qui sort du googling "manhattan beach". Ce pier existe donc vraiment (pas un pb), mais dans la ville de Manhattan Beach, en Californie. C'est à dire pas du tout l'endroit où se passe l'histoire. Couv IA ou illustrateur paresseux ? Nul, en tous cas.

16 juillet 2025

Mon vrai nom est Elisabeth - Adèle Yon

 

Une peur court dans la famille de la narratrice. Les femmes, vers l'âge de 20-25 ans, deviennent folles. A partir de ce point et d'une angoisse personnelle, elle se lance dans une enquête qui l'amène rapidement jusqu'à son arrière grand-mère, Betsy... La folle, justement.

Ce livre est très intéressant car il développe deux axes : le premier, l'histoire traumatique et d'une femme des années 40 dans une famille de la bourgeoisie catho. Le second est la manière dont la narratrice raconte son enquête, ses découvertes progressives, à travers des discussions familiales et des accès aux archives, directes ou indirectes. Il y a un côté presque thriller dans cette échelle de découvertes. 

On reste dans la littérature "moi-je" (que je n'ai jamais aimée - et c'est le principal point agaçant du livre), avec ce twist d'être une tentative de prendre la parole pour ces femmes du passé à la mentalité un peu forte et à qui on l'a fait payer cher.

Je ne spoile pas le contenu de ses découvertes, même si les journaux l'ont pas mal fait ;  ça a été un des effets très forts du "roman" sur moi de découvrir les couches de la vérité en même temps que la narratrice, mais vous pouvez égrenner les TW, parce que ça fait mal. A titre perso, je considère les lettres d'amour d'André comme de beaux extraits d'histoires d'horreur familiale. 


14 juillet 2025

NOUT - luvan

NOUT s'écrit en majuscules (en tous cas, j'ai envie de l'écrire telle). luvan s'écrit en minuscules.


Ainsi, dans les milliers/millions d'années à venir, la Terre prendra des chemins étranges. Et la vie deviendra différente. Et la conscience, différente. La vie deviendra. Qui pourrait embrasser ce vertige, de la vie, de la chimie, de la conscience ? Des distances immenses, dans transformations lentes ou rapides, de la joie et des pulsations ? C'est une des forces de la littérature de science-fiction que de nous donner à saisir, à percevoir, les vertiges du temps. On appelle ça le sense of wonder. 

NOUT est un tissage de visions, de faits, des rêves, de vibrations. NOUT relie très haut, très loin. Ce livre nous rassemble, nous, les hominides, avec l'ensemble de la vie, de la Terre et plus large encore. Mais ce n'est pas un livre froid. 


Pour nous parler de cet avenir extra-ordinaire, luvan choisit une forme rare, en SF et en littérature en général, celle de la prophétie. L'avenir vient vers nous (comme ces gouttes sur l'arcane XVIII, la lune), une décoction nous parvient en vers, en conscience partagée avec ces êtres du futur, ces nous du futur, qui s'adressent à nous à travers une femme nommée
Francesca Caccini, musicienne et compositrice. Nos descendantes, qui ont hérité d'une bonne part de notre mémoire, utilisent toutes sortes de faits, de souvenirs, d'allusions culturelles ou mythologiques pour nous parler et communiquer avec nous. Je ne comprends pas tout, Francesca ne comprend pas tout, mais ce n'est pas grave, il faut se laisser aller, se laisser émerveiller. Lire luvan est une exploration.





08 juillet 2025

Rêver et faire rêver - Nicolas Fructus

Ce texte a été écrit par Nicolas Fructus, en réaction/réponse au texte du billet précédent.

Des sources

J’ai lu Leiber, pas tout Lankhmar, mais pas loin, je pense. Cela fait bien 30 ans, et un peu comme précédemment avec Lovecraft sur lequel j’ai travaillé, je suis euphorique quant aux inspirations oniriques que ces textes m’ont apporté, mais pour être honnête, je ne m’en souviens plus. J’adore, mais ce sont des visions ouatées, un peu évanescentes, j’ai des bribes d’histoires, mais les ambiances et les enjeux sont là, en moi. J’ai vécu avec le Souricier Gris et son compère musclé, comme j’ai pu arpenter les Contrées du rêve, sans me souvenir du nom des routes.

Avant de commencer à travailler sur des images, je relis les inspirateurs. En même temps, ce n’est que du plaisir. Donc je relis Leiber pendant Noon, juste pour me faire engloutir par la vague des visions qui portaient Laure & Laurent au cours de leur écriture.

À la première lecture de Noon, je retrouve chez Laure & Laurent ce contrepied permanent entre imbroglios, quiproquos, situations cocasses, et le sérieux de la trame, l’importance du sujet traîté, le sérieux avec lequel on regarde le dysfonctionnement du monde. Comme chez Leiber. Et surtout, la cité est un acteur à part entière. Encore plus chez LLK que Leiber, après trois tomes de Noon. Leiber ne cherche d’ailleurs pas toujours à ce que sa cité soit très rationnelle. Elle est une scène de théâtre où les panneaux de bois vous font passer des toits de Lankhmar aux tunnels de la Guilde des voleurs. Mais ces lieux nous restent, en persistance rétinienne. Ce n’est pas pour rien que ce corpus est souvent cité comme exemple. Et quand on y regarde de plus près, ce ne sont pas tant les descriptions, les paysages, mais plutôt la façon dont les protagonistes vivent leurs tribulations urbaines qui finissent par décrire l’ambiance, le quartier, les enjeux. Chez Laure & Laurent, même si vous avez l’impression que les éléments surgissent au gré de leur création, il y a un arc, une structure, là-haut, tout là-haut, qui ne se dévoile que par touches. Et en bons démiurges, ils ont les clefs du temple Noon.

Faire un livre illustré

Enfin, d’un point de vue purement technique, je savais qu’il fallait ne pas faire trop d’illustrations (protocole vite transgressé dès le tome 2, pour ne pas dire violenté dans le tome 3), essayer de respecter une ventilation à peu près correcte dans le rapport texte/images sur l’ensemble des ouvrages. Mais le point le plus important à mes yeux et qui était aussi la motivation d’Olivier Girard, l’éditeur, c’est de pouvoir dire : «  voici une première édition d’un auteur dans lequel il y a des images. Ces images ne sont pas là pour agrémenter une lecture qui serait moins drôle sans, elles ne sont pas une olive dans le cocktail. C’est la première édition, l’édition courante, où les dessins amènent une immersion supplémentaire, qui font que le livre devient un objet unique en soi. Pas en tant que livre de L.L. Kloetzer, ou de Nicolas Fructus. En tant que ce livre-là. Et ce livre n’est pas une relique intouchable cachée dans une bibliothèque d’incunables que même le regard abime. Ce doit être le livre courant dans votre bibliothèque habituelle, celle où par accident tout un chacun vient piocher et doit se dire : tiens, c’est étrange, ce Noon, il y a plein d’images… »

Nicolas Fructus, dans les contrées du rêve

Dans les contrées du rêve, de Lovecraft


Illustrer Noon

Ainsi dans Noon, l’exercice d’illustration est compliqué. Les « visions » illustrables ne cessent de se succéder, il est déjà peu évident de tailler dans le lard pour n’en extraire que quelques-unes. En plus des lieux dont la simple désignation apporte plus qu’une longue description, chaque scène avec les protagonistes donne envie de les saisir sur le vif. Et puis il y a les éléments de l’histoire totale, ces traces, ces signes que l’on retrouve d’un livre à l’autre, ce sentiment qu’une chose anodine posée là dans un coin de la ville sera peut-être l’élément central d’une quête future (souvent, Yors ou Noon ont déjà jeté un regard en coin, un je-ne-sais-quoi de : « ça me dit quelque chose » dans le futur…). Alors à dessiner tous ces éléments, c’est un brin angoissant. J’ai vite compris en lisant Laure & Laurent que tout était expliqué, ou se déduisait implicitement.

J’ai ressenti le besoin impérieux d’affiner au fil des tomes (n’y voyez pas de référence alpestre), par le dessin, les codes qui étaient transmis par l’écriture. Par exemple quand Noon plonge dans ce qui semble être un monde alternatif, les images basculent en négatif. L’image doit avoir une lisibilité moins évidente, comme dans la réalité du lecteur issu de son monde physique qui est plongé dans une vision parallèle. Ou là dans le texte, un bâtiment dont on ne sait pourquoi il a été dessiné, sinon qu’il s’effondrera 30 pages plus loin. Ou la narration en cases panoramiques des tribulations de Noon et Yors au-delà de la ville. Dans ce cas précis, ce n’est pas un effet de style. Il n’y a aucun moyen d’illustrer ce passage comme j’ai illustré le reste des ouvrages. Ce sont des suites de descriptions lapidaires de lieux, et d’actions résumées. Il ne faut laisser qu’une impression fugace de ces moments, et surtout pouvoir en réaliser plusieurs. Alors plutôt que de faire Une illustration d’un moment, il valait mieux faire dix bandeaux, petites respirations graphiques dans les tribulations de Yors et Noon. Et le procédé fonctionne aussi (je l’espère) vers la fin du tome 3, mais à cet endroit, pour « ralentir » la lecture, d’une certaine manière. Le texte est d’une telle concision que je voyais plus d’images qu’il n’y avait de texte dans l’aboutissement du chapitre. Et quelque part, les dessins « ralentissent » le temps de lecture en obligeant le lecteur à passer d’une ligne d’écriture à une image ; et à ce moment précis de l’ouvrage, la résolution de l’histoire est tellement importante que j’espère contribuer à cet instant abrupt et juste de l'écriture, dans lequel on peut rester quelques secondes de plus à cause des images.

Les demeures du crépuscule, dans le désert des cieux

Enfin, si j’ai réussi par quelques images à vous faire rêver, ou plutôt à donner du corps à un monde qui n’existe pas, c’est d’abord parce que Laure & Laurent m’ont fait croire que ça existait. Et ils m’ont fait rêver.

 NF


07 juillet 2025

Wandering in Nehwon

Un texte plus long que d'habitude sur ce blog, à l'occasion de la parution du désert des cieux.

Visiter des lieux qui n’existent pas est une affaire de rencontres. On n’entre pas par hasard dans des mondes imaginaires : il faut une personne qui vous guide pour passer la porte. Qui m’a accompagné dans le monde de Nehwon ? Les deux voleurs les plus cools du monde, Fafhrd et le Souricier gris, évidemment.

Je dois avoir une quinzaine d’années, et je joue à AD&D au collège. Et mon meilleur pote me prête une paire de livres dont vous êtes le héros mettant en scène deux personnages comme je n’en avais jamais vus : Fafhrd (barbare, balaise, roux, scalde, grosse épée) et le Souricier Gris (mince, fine moustache à la Errol Flynn, voleur, rapière, bribes de magie). Une feuille de perso, des dessins en noir et blanc, et des embrouilles avec la guide des voleurs ou bien celle des assassins, je ne sais plus. Ces deux gars me plaisent tout de suite.

J’apprends à les connaître mieux, car à la fin du guide du maître AD&D, ce compendium bordélique, je découvre les recommandations de lecture de Gary G. Jack Vance, Robert Howard, Tolkien bien sûr (que j’avais déjà lu) et surtout : Fritz Leiber, le cycle des épées. Un cycle disparate de nouvelles mettant en scène les même deux types sympathiques rencontrés plus haut. Des poches Presse Pocket avec ces couvertures surréalistes zarbi de Siudmak, une demi-douzaine de tomes ne formant pas une saga ample et sérieuse, oh non. Quatre à six histoires par volume. Des aventures où nos héros rencontrent sorciers, voleurs, zinzins de toutes sortes et femmes fatales, dont ils se sortent généralement les poches vides, l'humeur mélancolique avec sur les lèvres le souvenir d'un baiser. J'étais ado, j'ai adoré leurs sarcasmes et leur mélancolie. Le monde leur échappe, ils ne contrôlent pas grand-chose, ils se moquent d’eux-mêmes. Et surtout, ils sont amis, les meilleurs amis du monde. Ça ne me surprendra pas, plus tard, quand j'apprendrai que Fafhrd, c'était Leiber, et le Souricier, Otto Fisher, et que ces deux-là s'entendaient très bien.

Leur ville s’appelle Lankhmar. Un peu Chicago, un peu Constantinople, peut-être la première projection dans la fantasy de l’univers urbain du 20ème siècle. Lankhmar, grouillante et merveilleuse, avec son gouvernement de travers, ses marchands plein de pognon, ses mendiants et sa guilde des voleurs. Lankhmar, au cœur du monde de Nehwon (lisez-ce nom à l'envers, « le monde de nul temps »), un monde imaginaire aux cartes floues, à l’histoire rêvée.

J'ai aimé les deux amis, j'ai lu toutes leurs histoires plusieurs fois, celle avec les rats, celle avec le roi sous la mer qui n'est pas là, celle avec les dieux en haut de la montagne, celle avec les deux frères fous ennemis dans les souterrains de Quarmall, celle où Fafhrd devient disciple d'Issek, celle avec les oiseaux qui crèvent les yeux, celle avec le bazar du bizarre, celle avec le personnage qui rêve depuis sa tombe, celle où la Mort, assise sur son trône, tue au rythme du battement de son coeur... Et tout ça a fait partie de moi.

Des années passent. Lors d’une promenade vers la source, Laure et moi nous inventons des personnages (c’est une activité qui nous prend parfois, quand nous trouvons qu’il n’y a plus assez d’histoires dans notre vie). Nous parlons de Lankhmar. Ces personnages pourraient y vivre : l’un serait un jeune homme excentrique et timide, un sorcier aux pouvoirs bizarres. Et l’autre, un vieux mercenaire à la jambe fatiguée, son compagnon et assistant. Ils habiteraient au dernier étage d'une maison de passe à l'enseigne du soleil noir, il y aurait des tentacules au plafond, et les gens viendraient les voir pour exposer leurs problèmes, ils vivraient des sortes d'enquêtes, tu vois ? Avec de la magie. Deux types célibataires partageant un appartement : bien sûr nous pensons au détective de Baker Street et à son compagnon. Nous en sommes tous les deux fans. Nous rêvons ces deux-là, Laure s’amuse à inventer les pratiques professionnelles de ce métier qui n’existe pas : sorcier de ville, grande magie pour tous les jours. Nous découvrons comment la magie contraint les vêtements, les contrats ou les questions immobilières. Nous passons du temps avec eux, puis ils s’éloignent… Laure en reparle de temps en temps : est-ce les aventures du magicien et du mercenaire ne pourraient pas faire de bonnes histoires à écrire ? On pourrait faire une série de livres, on pourrait faire du YA (on n’a jamais essayé ce genre de récit, non ?). On pourrait écrire quelque chose pour nos filles. Oui, peut-être, si tu veux ; en vérité je n’y crois pas tellement, je n’y crois pas assez.

Les histoires se cristallisent quand elles veulent et quand on peut. Dix après avoir inventé le sorcier et son compagnon, nous écrivons une nouvelle les mettant en scène. J’avais pris peu de notes, alors on se rappelait surtout l'impression qu'ils nous avaient fait, leurs caractères, pas grand-chose de plus ; nous réinventons la plupart des détails, comme par exemple, leurs noms. La nouvelle s’appelle « à l’enseigne du soleil noir », et elle commence comme ça :

Je m’appelle Yors, j’ai beau être boiteux, je me considère plutôt comme un dur à cuire. J’ai été marin sur une galère de la Mer Intérieure, docker sur le port, sergent dans l’armée du Suzerain… J’ai connu les batailles, les blessures et les naufrages, j’ai toujours su me débrouiller et m’en sortir, plus ou moins entier. Mais maintenant je ne suis plus tout jeune, je cherche un peu de stabilité et de tranquillité, alors je suis entré au service de ce drôle de type, à l’enseigne du soleil noir.

Elle fait 80 000 signes. Il y a dedans Noon, Yors, une belle voleuse, un médaillon perdu et un drôle de ratier. Et déjà, l’attention aux détails, l’aversion de Noon pour les dettes, son goût pour la liberté, son attention aux choses minuscules qui révèlent le tout. On voudrait que ce texte soit lisible par les adultes et les enfants. Marguerite, alors âgée de onze ans, le lit et nous dit que oui, c'est cool, les personnages sont bien, mais on aimerait savoir plein de trucs en plus à leur sujet. Où Yors et Noon se sont-ils rencontrés ? Pourquoi se sont-ils installés ensemble ? D'où, et comment, et quoi, et pourquoi ?

Deux ans plus tard, parce que la pandémie douche un peu nos envies de SF, nous reprenons la même histoire, depuis le tout début ; tout réécrire, sans relire, de mémoire encore. Le souvenir d’un souvenir. Yors cherche du boulot, à la porte de l'Est. Arrive un jeune homme un peu excentrique et très riche qui dit s'appeler Noon, mais on sait tout de suite que ce n'est pas son vrai nom. Finalement Noon n'est pas aussi fortuné qu’on pense et il va falloir trouver du travail, et ce sera de la sorcellerie.

Nous sommes dans la ville aux mille fumées, notre ville, plus Constantinople que Chicago (parce que j'aime l'histoire antique) ; des gens vivent ici, et y travaillent (parce que le travail des gens est important pour Laure). Les eunuques tiennent le palais, les pauvres tirent le diable par la queue et Yors est un homme qui se sent vieillir. Mais heureusement, il a croisé Noon, et vivre dans le même monde que Noon, c'est merveilleux, parce que Noon prend les choses à sa manière, par la bande, par au-dessus, par l'au-delà, et l'impossible devient possible. Pour celui qui sait voir, le monde est plus vaste, plus effrayant peut-être, plus beau certainement. Les portes s'ouvrent qui étaient fermées à jamais, les chaînes se rompent, ce qui était perdu est retrouvé, les amants séparés sont réunis.

Olivier du Bélial, nous a fait rencontrer Nicolas, qui aime les cités imaginaires, les magiciens et les hommes-serpents autant que nous. Pour Nicolas, la fantasy est une affaire sérieuse, les personnages sont présents et les bâtiments sont à la fois habités et vivants. Pour lui comme pour nous ces histoires sont ouvertes et les illustrations, comme les textes, sont une invitation, à ouvrir le monde, à créer des espaces de liberté.

Voilà, ça s'est passé comme ça. Noon et Yors et Meg ont maintenant leur lot d'aventures (trois livres !) : avec le jeune homme riche plongé dans les ennuis, les ramasseurs de morts, les princes mingols en goguette, les dieux contrariés. Le magicien parvient, d’une certaine façon, à se rapprocher du Suzerain et ce grand pudique apprend deux ou trois trucs au sujet de l'amour.

Nous, nous sommes heureux d’avoir vu ce monde apparaître, dans nos rêves, dans nos souvenirs, dans les dessins de Nicolas, comme une image qui se révèle derrière une vitre embuée. à vous de le découvrir, si vous le souhaitez.

 

Sundered from us by gulfs of time and stranger dimensions dreams the ancient world of Nehwon with its towers and skulls and jewels, its swords and sorceries.


05 juillet 2025

Noon - le désert des cieux

Voilà, le troisième volume des histoires de Noon a paru. Ce n'est pas une trilogie (les histoires sont indépendantes, même si elles se suivent), mais ces trois livres forment un cycle, "le cycle du palais", qui boucle l'histoire commencée avec les réflexions de Noon dans le premier livre sur le mauvais état d'entretien des murs du palais de la grande ville aux mille fumées. Comme quoi, voyez où des réflexions sur la maçonnerie vous emmènent !
Dans ce livre, on retrouvera donc un magicien stylé, un garde du corps plus tout jeune, une jeune fille entreprenante (ou auto-entrepreneuse ?), un jeune homme plongé dans les ennuis. Et surtout, beaucoup de gens qui travaillent : chef de chantier, directrice de cérémonie, porteurs de morts, ouvriers, politicienne, médecienne. Qui travaillent trop, pour beaucoup d'entre eux, ce qui nuit à leur santé physique et mentale. C'est de la fantasy, ça parle donc de choses qu'on connaît.

Publier un livre ça veut dire jouer le jeu du capitalisme culturel et de la chaîne du livre. Nous insérer (et approuver implicitement) un certain jeu de relations auteurs/autrices avec éditeurs/éditrices. Fabriquer, avec des énergies plus ou moins fossiles, tout une série d'objets diffusés dans le grand cycle marchand, vendus en partie à travers des canaux appartenant à des milliardaires dégueulasses qui vont gratter des sous dessus.

Ca veut aussi dire des joies particulières. 

Celle d'avoir construit ensemble, d'abord nous deux et trois (avec Nicolas), puis avec Olivier et tous les artisan.e.s du Bélial (chapeau à Laure Afchain !) un beau livre, une première édition illustrée, où texte et images sont faits pour aller ensemble et s'influencent mutuellement. Travailler avec le Bélial, ça veut dire bosser avec des personnes passionnées, qui n'épargnent ni le temps ni les efforts pour faire paraître les livres auxquels elles croient.

La joie aussi de pouvoir partager des histoires pas très importantes (on écrit des romans de magiciens quand le monde brûle et fait la guerre) qui disent quand même quelque chose de ce qui nous entoure, de ce qui vous entoure, nous l'espérons. Ces histoires de Noon sont là, parmi plein d'autres histoires merveilleuses faites par plein de personnes talentueuses, elles viennent, elles passeront, elles nous dépasseront peut-être. 

La joie, enfin, d'écrire de la fantasy, d'être libres d'aller là où nous voulons, dans les catacombes, dans les chapelles du palais, dans les montagnes du Kashgar et dans le temple de Qos, dans les mondes en-dessus et dans les mondes ci-dessous, sur la terre et dans les cieux. Entrez, venez si vous voulez, ça va être bien !




26 avril 2025

Je suis une fille sans histoire - Alice Zeniter

 

D'Alice Zeniter, j'ai lu "l'art de perdre", que je n'ai pas chroniqué sur ce blog alors que c'était vraiment super bien. La chronique d'une famille de harkis, jouant très bien entre le vécu et le romanesque, loin du nombril de l'expérience personnelle et intime, faisant connaître et comprendre le monde à travers la fiction. Excellent, vraiment, je le recommande.

Bon, ce n'est pas le sujet de ce billet. Celui-ci, "je suis une fille sans histoire" est un petit essai sur le récit, les fictions, en quoi elles sont vraies, pourquoi on pleure les personnages de romans et comment écrire des romans qui ne soient pas que des histoires de lances mais aussi des histoires de paniers.

C'est un livre très court, souvent drôle, voire méta-drôle, qui donnera au lecteur curieux des histoires, de la fiction et de pourquoi en faire, des portes d'entrées intéressantes vers ces questions, passant par Ursula Le Guin (elle est partout), Aristote, Hugo, Umberto Eco et quelques autres personnes plus ou moins recommandables.

Si vous êtes auteurices, c'est aussi un livre que vous pouvez faire lire à vos amis curieux de ces questions. 



L'incroyable histoire de la mythologie nordique - Mory et Bercovici

Si Cecci ne m'avait pas offert ce livre, je ne l'aurais pas lu. On y trouve un tressage de mythes nordiques, essentiellement inspirés des Eddas, avec un peu de paratexte, le tout illustré dans un style essentiellement humoristique. Si vous rêvez de la grandeur de types balaises qui terrassent des monstres, passez votre chemin. (Moi je suis plutôt de l'équipe qui aime les héros qui tapent des monstres, question de génération).
Là, sur les dessins, les héros tirent un peu dans la direction d'Asterix et ses potes. 
 
Et le livre est super bien. Très riche, très dense, souvent marrant (même si certaines blagues... mais ce n'est pas grave), donnant à voir et à comprendre, la logique interne de culturelle de ces récits comme je ne les avais jamais saisis. Loin de Wagner, plus proche des textes de Sturlusson, de la culture nordique, de ses valeurs plus ou moins fines, de son humour et de son humanité.



Une excellente introduction, la meilleure et la plus complète que j'ai jamais lue, aux mythes nordiques, perçus depuis notre époque. 

04 avril 2025

Arc de triomphe - Erich Maria Remarque

Croiser ce livre à fait revenir un souvenir d'enfance : une édition livre de poche de A l'ouest, rien de nouveau, lu quelque part vers mes quinze ans sur conseil de ma maman. Le livre qui m'a fait connaître quelque chose de ce qu'a été la guerre des tranchées. Il faut bien y aller une première fois, non ? (Pour Rosa et Marguerite, ça a été le film Un long dimanche de fiançailles)

Je n'avais jamais rien lu d'autre de EMR, qui est devenu après ce bouquin un romancier à succès, est sorti uniquement avec des actrices de cinéma super belles (bon) et à fini exilé en Suisse puis aux US après que les nazis ont trouvé ses textes pas trop patriotiques et que son nom ne sonnait pas assez allemand (Il avait transformé Remark et Remarque et portait de sa propre initiative le prénom de sa maman, Maria).
Arc de triomphe est un gros roman publié en 1946, donc écrit durant le temps d'exil. Il se déroule quasi entièrement à Paris, dans le quartier de l'arc de triomphe (c'est le titre) en 1938-1939. (d'ailleurs, pour moi c'est le dernier coin du monde où sortir à Paris. Ca ne l'était clairement pas pour EMR/Ravic, qui semble y avoir eu de bons souvenirs.)




Le héros, un mec à la fois viril et sensible, se nomme Ravic. Chirurgien allemand, réfugié sans papiers, il vit dans un hôtel discret, l'international. Quand il n'opère pas au black pour Durant ou Veber (essentiellement pour rattraper des avortements ratés - ce qu'il n'arrive pas toujours à faire), il joue aux échecs avec un vieux Russe blanc et il picole, mais alors dieux qu'il picole ! (Dans le roman, c'est tout à fait normal. Il se considère même comme raisonnablement sobre).
Dans le premier chapitre il empêche Jeanne de se jeter par dessus un pont. Jeanne est un peu désaxée, intense, amoureuse.  Elle est jouée dans ma tête par Marlène Dietrich (parce qu'il paraît que Marlène, avec qui EMR avait eu une histoire, à inspiré de la personnage).
Ces deux-là vont tomber amoureux, se mettre à la colle, se quitter, prononcer des discours exagérément bien écrits sur l'amour et la passion. Elle est pénible, il est pénible, ils connaîtront quelques beaux moments et ça va partir en sucette, tragédie, tout ça.


Par ailleurs le roman porte un regard cru et assez macho sur les femmes, pas mal essentialisees, de même que sur les besoins sexuels des hommes qui semblent être un truc non discutable. On attribuera ça à l'époque.
Donc, une romance bavarde et sexiste ? Oui, un peu, quand même. Pourquoi en parler, alors ?

De nos jours, la vraie qualité de ce roman n'est pas là, mais dans son décor, son atmosphère et ses seconds rôles. Ravic est un homme détaché contemplant un monde qui part en vrille et ne sera plus jamais comme avant. Comment vivre, alors ? Que faire ? Des un pays voisin, un dictateur dingo prend des décisions dingo, et on boit des coups à la terrasse des cafés à Paris. Partout, sous nos yeux, les réfugiés des folies du monde se planquent et aimeraient se trouver un avenir pas trop sale, et les parisiens essaient de ne pas trop les voir. Les femmes s'en prennent aussi plein la figure, manipulées par des types veules ou toxiques, essaient de se créer un avenir (Rolande, la sous-maîtresse de maison de passe, Jeanne, ou bien Kate la riche américaine, ou cette touchante prostituée qui a failli mourir sous les mains d'une faiseuse d'anges, avorteuse dont Remarque fait un personnage assez touchant alors que Ravic voudrait la "punir" avant de laisser tomber). 
Autant j'ai sauté des pages de blabla amoureux entre Jeanne et Ravic, autant j'ai aimé toutes les intrigues secondaires, le gamin amputé d'une jambe qui paie une crèmerie à sa mère avec l'argent de l'assurance, le riche médecin qui perd ses moyens et fait venir Ravic une fois le patient endormi... 
Entre l'ambiance fin du monde et les personnages qui nous rappellent d'autres situations, je trouve arc de triomphe très approprié pour notre temps.


PS: un autre truc cool: Ravic a des dialogues et des punchlines qui sonnent film en noir et blanc super bien écrit des années 50.
PPS: merci à mon ami George, réfugié d'un certain pays d'Europe de l'Est très incertain, qui m'a fait découvrir ce roman.

12 février 2025

Le lac de la création - Rachel Kushner


Ca se passe en Guyenne, dans le sud-ouest de la France. Sadie, une ancienne agente du FBI virée pour magouilles et devenue indépendante est engagée par de mystérieux commanditaires pour infiltrer une communauté d'activistes installée près de la future mégabassine de Tayssac. Ce groupe des Moulinards (parce qu'installés à la ferme du Moulin), plus ou dirigés par Pascal, un chef charismatique, vit et étudie la pensée de Bruno Lacombe, un disciple de Debord qui a disparu de la circulation et vit dans une des nombreuses grottes du coin.

Sadie va rencontrer toutes sortes de personnages, des militants plus ou moins barrés, plus au moins solides, étudier la pensée de Lacombe, se comporter de façon drôle et cynique. On verra apparaître dans le récit des références amusantes à la culture française vue des Etats-Unis, avec caméro de Michel H. (écrivain connu) et un personnage amusant d'homme politique franco espagnol unanimement considéré comme un sale traître. Certaines scènes sont très belles : des moments suspendus dans la maison vide où Sadie se planque, les flux de pensées et de souvenirs qui traversent cette bizarre anti-héroïne, la rencontre avec le vieil homme au bord du lac...

Le roman est écrit avec beaucoup de talent, on a envie de savoir ce qui se passe, je me suis intéressé à ses personnages, l'autrice amène très bien son univers. Parce que, oui, même si ça ressemble à des choses, à des situations que vous connaissez et oui, même si Rachel Kushner est très bien documentée et connaît les endroits dont elle parle, l'ensemble du roman se déroule dans un univers de fiction. Les lieux sont imaginaires, les personnages aussi, c'est la construction d'un petit monde entre paysans et militants, histoire de la gauche radicale française, américaine aussi, avec des détours par le cinéma italien, des théories sur la préhistoire... Cette création d'un monde de lieux, de personnages et de relations est l'aspect le plus attachant et intéressant du livre à mon goût. 

Je me demande par contre ce qu'en pensent les personnes concernées par ces portraits, notamment les paysans et les militants des endroits comme le fameux Moulin (inspiré clairement du groupe de Tarnac). Est-ce le portrait est juste ? Ou est-ce simplement une fantaisie écrite par une bourgeoise qui joue ? Ce livre est-il autre chose qu'une distraction ? Je ne sais pas répondre à ces questions.

J'ai lu ce drôle de bouquin après avoir entendu l'autrice durant une conférence à la fondation Jan Michalski. J'ai admiré le talent professionnel des écrivain.e.s américains : Rachel Kushner parle bien, elle est drôle, a un discours rodé qui laisse passer ce qu'il faut de sincérité. Le texte est très maîtrisé, le roman bien construit, "c'est très bien fait", comme on dit. Est-ce ce que je recherche dans la littérature ? A tout le moins, cette lecture m'a fait penser.

07 janvier 2025

Nero Wolfe - Rex Stout

J'aime bien les detective stories, et puisque les moutons électriques avaient consacré un bibliothèque rouge à Nero Wolfe, l'homme aux orchidées, je me suis dit que ce devait être cool à lire. Un jour je suis tombé sur ce tome 1 (et unique, je crois) d'une intégrale en français.
Les deux premiers romans sont très cool (Fer de lance et les compagnons de la peur), la cassette rouge est un peu pénible et je n'ai pas lu le dernier du recueil.
Si vous ne connaissez pas, Nero Wolfe est un détective privé extravagant, un (très) gros type très intelligent et maniaque qui cultive ses orchisées dans sa grande maison de NYC, et qui a donc besoin de beaucoup d'argent pour son train de vie. Il résoud les mystères sans jamais sortir de chez lui. Heureuseuement, il peut compter sur son secrétaire-assistant-narrateur, Archie Goodwind, un jeune type habile aux filatures et aux coups de poing, doué pour trouver les indices.
Les romans reposent beaucoup sur ce couple de personnages amusants, leurs rites, leurs piques, leurs engueulades, leurs réconciliations... J'ai beaucoup aimé les découvrir.
Comme j'ai dit, j'ai trouvé les deux premiers romans malins et tordus et tous ceux que j'ai lus ensuite, dans de vieilles éditions du masque, m'ont semblé artificiels et me sont tombés des mains. J'en avais surtout très vite marre de ces meurtres-chez-les-riches, de ces improbables familles tordues aux héritages compliqués. J'ai besoin d'un peu de réalisme social dans les récits.
Une note : j'ai arrêté de lire les vieux "masque", parce qu'ils sont "adaptés de l'anglais par...", ce qui veut dire qu'en plus d'être des intrigues tordues, les romans sont coupés, et ça, ça m'énerve.
Ca ne m'a pas empêché d'adapter Fer de lance pour Cthulhu Confidential, et je compte faire de même pour la Ligue..., dont j'adore l'idée de base.




 

02 janvier 2025

The Fisherman - John Langan

Quelques notes sur le roman The Fisherman, de John Langan, chez j'ai lu, traduction de Thibaud Eliroff. Je ne vais pas répéter ici ce qu'en a raconté le camarade Alex Nikolavitch sur son blog.

Allez le lire ici https://nikolavitch-warzone.blogspot.com/2024/12/par-la-ou-tu-as-peche.html vous aurez une super présentation du roman.

Je viens de le finir et j'ai eu beaucoup de plaisir à la lecture. si vous êtes curieux, lisez-le, vous ne le regretterez pas. Maintenant je vais commenter et spoiler.

Comme le dit Alex N, le roman mêle très bien récit quotidien, drame personnel et horreur cosmique, avec des récits enchâssés pas mal fichus. Littérairement, les cinquante-cent premières pages m'ont fait basculer en mode wow, ce qui ne m'arrive pas souvent.

Après, j'ai trouvé ça moins bon. Pas mauvais, non, juste pas à la hauteur du début.
Le passage avec l'universitaire allemand est très cool mais aurait mérité d'être beaucoup plus elliptique et allusif. Pendant au moins cent pages ont est dans un super cool scénario de l'AoC mais plus tellement dans un roman qui nous parle de la rivière, du réservoir, de la pêche et du boulot chez IBM au tournant des années 90. 
L'aspect fantastique devient parfois trop épais, les images sont explicites, l'allégorie (cette sale ennemie) n'est pas loin. 
Contrairement à Notre part de nuit, de Mariana Enriquez, The Fisherman ne m'a jamais fait peur. Le travail narratif est très bon. Le travail poétique pas assez accompli, donnant un roman intéressant, distrayant, mais ne parvenant pas à dépasser le monde des romans de genre.


31 octobre 2024

Conquest - Nina Allan

Frank Landau est un jeune anglais gentil, attachant et bizarre, obsédé par la musique de Bach, par le code informatique et par des complots bizarres. Autiste, certainement, même si le mot n'est jamais prononcé.

Il disparaît lors de son premier voyage hors du Royaume-Uni, à Paris.
La Tour est une novella de SF parue dans les années 50, d'un auteur très mineur, mais dont le récit éclaire bizarrement notre présent..
Robin est détective privée, ancienne flique. Elle aime Bach aussi. Elle recherche Frank Landau.
LAvventura est un forum d'ufologue.
Edmund de Groote est à moitié universitaire, à moitié gangster. Il se débrouille bien au piano.

Conquest, de Nina Allan, est un roman étrange, dérangeant et brillant, qui rassemble tous ces faits et ces gens. On y parle du destin de l'humanité, d'amour et surtout de la manière dont nous voyons nos croyances changer sur le monde. Il y a dedans beaucoup de questions et quelques réponses.
Et l'Ecosse, comme toile de fond à tout cela.







Voici sa playlist, pour coller dans votre app de musique favorite et, peut-être, vous donner envie.

  • Variations Goldberg - Bach - Serkin
  • Tracks of my tears - Ronstadt
  • Cygnet Comittee - David Bowie
  • BWV 1004 - Bach - Milstein
  • Variations Goldberg - Bach - Schiff
  • But Who May Abibe - Haendel - Emma Kirby
  • Chaconne - Bach - Menuhin
  • Herz und Mund und Tat und Leben BWV 147- Bach - Koopman
  • Nocturnes et arias - Hans Werner Henze
  • La passacaille de Biber
  • BWV 528
  • In tempus praesens - Goubaidoulina - Mutter

17 juillet 2024

La grande fenêtre - Raymond Chandler

Un quatrième roman de Chandler/Marlowe et un très bon cru, avec une intrigue tordue autour d'une employeuse vraiment très déplaisante à la recherche d'une pièce d'or disparue. Ca part vite dans tous les sens, avec une galerie de minables et de lâches, pour certains très touchants. Le livre parle surtout de relations de pouvoir et permet à Marlowe de se montrer assez classe.

Jusque maintenant, ma découverte de ces romans (il n'y en a que sept en tout) est vraiment plaisante. Ils sont écrits avec style et une certaine poésie. Les histoires ne sont pas parfaites, il y a des clichés sexistes (et ici, antisémites), mais il y a aussi des atmosphères puissantes et curieusement émouvantes.


J'eus une drôle d'impression en voyant disparaître la maison. Un peu comme si, ayant écrit un poème, un très beau poème, je venais tout à coup de le perdre avec la certitude que je serais incapable de m'en souvenir un jour.


 

16 juillet 2024

Adieu ma jolie - Raymond Chandler

Un autre Chandler, un autre Marlowe.

Dans celui-ci, Marlowe se retrouve à rechercher Velma, l'ancienne copine d'un remarquable bandit tout juste sorti de prison. Il va y avoir des cadavres, il va se prendre des coups sur la tête, on va entendre parler d'un mystérieux collier de jade... Le récit est intéressant, mais prend des détours filandreux (le passage chez le médium, par ex., ou bien celui dans la clinique), exprès pour faire souffrir notre pauvre détective.

Il a aussi son lot de bonnes scènes, en commençant par celle d'ouverture, celle sur le bateau casino... et son lot de bons personnages : Mrs Grayle, Laird Brunette, Linday Marriott, Mrs Florian... et l'incroyable Moose Malloy, le braqueur.

Petite note marrante, je ne comprenais pas trop comment l'adapter en jdr, puis j'ai vu la super adaptation de 1975, film noir classieux avec Robert Mitchum en Marlowe âgé. Le scénario du film simplifie et rend plus fort celui du livre - à vrai dire, je le préfère. L'histoire est plus dynamique et plus compréhensible. 

Reste que c'est une histoire très bien, celle de Malloy recherchant Velma, une tragédie dès les premières lignes, avec Marlowe dans la ligne de tir.

D'expérience, il s'adapte très bien jdr. Le moment où les PJs comprennent les clefs de l'intrigue valent leur pesant de cacahouètes.


15 juillet 2024

La dame du lac - Raymond Chandler


Je vais faire ici quelques brèves chroniques des romans de Raymond Chandler impliquant Philip Marlowe.

Petit rappel : Chandler/Marlowe c'est l'archétype du "noir", imité partout, rarement égalé. Marlowe est stylé, sarcastique, a des punchlines qui tuent et enquête sur de sombres histoires, élégamment complexes.

Après le Grand Sommeil, voici la dame du lac (The lady in the lake, en VO) que j'ai lu deux fois dans les deux traductions différentes. La nouvelle traduction vaut le coup, à part le titre, perso je trouve que "la dame dans le lac", c'est un peu marrant, mais ça ne rend pas très bien.

Marlowe est engagé par Kingsley, patron d'une maison respectable pour enquêter sur la disparition de sa femme, volage et capricieuse. Il se retrouve à enquêter dans une station de montagnes, où il fait la connaissance de l'homme à tout faire de Kingsley, et de l'excellent sheriff Patton, super personnage. Et là, dans le lac, il trouve... Vous saurez bien quoi en lisant le livre.

C'est une histoire cool, avec de bons personnages, une intrigue très tordue, mais qui marche, des rebondissements et Marlowe bien désabusé qui tombe plus souvent qu'à son tour sur des cadavres. Et une nouvelle fois, il est question de contrôler la sexualité des femmes.

De manière amusante, j'ai une petite théorie perso sur la solution du mystère, je ne suis pas d'accord avec celle proposée par le détective qui est quand même assez misogyne, pauvres petits bonshommes torturés par des méchantes femelles... Il y a une autre explication qui marche bien, il faudrait que je ponde un essai dessus.

J'ai réussi à transposer cette histoire pour Cthulhu Confidential, en la déplaçant de L.A. à N.Y.C. (un peu d'adaptation, mais ce n'est pas dur). C'est un très bon roman, très savoureux, qui fera une bonne enquête tordue pour un PJ privé et son amie journaliste.




23 février 2024

Le grand sommeil #2 – Raymond Chandler

 

Tiens, je reblogue sur un roman que j'ai déjà chroniqué. Ca ne m'était jamais arrivé, mais il faut un début à tout.

Je l'ai relu pour voir si  on pouvait l'adapter en scénar de jdr 1-1. Je pense que oui, je dirai peut être quelque chose ici si je le fais jouer. L'intrigue est plutôt solide et les personnages bien écrits. 

La relecture, 7 ans après la lecture initiale m'a montré que: 1) à part la scène d'ouverture dans la serre, j'avais oublié beaucoup, ce qui est assez affolant concernant ma mémoire... 2) je n'avais pas compris certains thèmes/personnages. Je reviens là-dessus ci dessous, après la balise spoilers.

Cette relecture était vraiment cool. Le roman est vraiment très dense, pas évident à suivre si on ne fait pas attention. Je trouve la traduction de Vian un peu datée, elle fait naître parfois de drôles d'images. 

Pour ce qui est des personnages féminins, je les trouve cools tous les trois, mais il sont pas mal objectifiés par le regard de gros macho de Marlowe. 

SPOILERS, donc.

Ma relecture de l'histoire me fait me demander comment le tueur est entré dans la maison de Geiger pour faire son affaire à ce dernier. Il y a un jeu dans le récit autour de "qui a les clés". Le tueur pourrait être passé par la fenêtre, mais j'ai loupé l'information si c'est le cas.

Ou alors, comme je l'ai lu ailleurs, Owen pourrait être innocent et Geiger pourrait avoir été tué par Carmen. Dans ce cas, comment Brody récupère-t-il la photo ? En entrant dans la maison après ? Et Owen, son coup sur la tête ? Pas évident.

Je réalise aussi que deux des personnages, au moins, sont handicapés. Le général, évidemment : le motif principal des secrets maintenus par Vivian et de l'action de Marlowe sont de préserver ce vieil homme  invalide de la peine et de la douleur.

La deuxième est évidemment Carmen, qui souffre d'une forme d'épilepsie et qui est, au moins, neuro-atypique. C'est ce personnage sauvage, lâché dans la nature, qui est le moteur de tous les drames du récit.