09 juillet 2016

L’appel de Cthulhu - une analyse subjective de la terreur cosmique

Je vous propose ici de (re)lire l'article écrit pour le Bifrost spécial Lovecraft sur l'appel de Cthulhu, la nouvelle. J'en livre ici une analyse de passionné, dans le seul but de vous convaincre de relire Lovecraft !
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Introduction et description
Démons et merveilles[1], voici ce que m’apporte la lecture de Lovecraft.
Démons et merveilles liés, la découverte d’un mal immense, absurde, s’accompagnant de visions et de sensations extraordinaires. Les récits du « mythe » ne me terrorisent pas, ils provoquent chez moi, quand ils sont réussis, ce sentiment que les  anglais appellent awe, la terreur stupéfaite de Moïse au Sinaï, d’Elie entendant passer Dieu silencieux comme un souffle. Un émerveillement cosmique.

J’ai lu trop jeune l’appel de Cthulhu, je voulais de la terreur, et comprendre pourquoi les joueurs de jeu de rôle faisaient tout un foin de cet auteur. Le récit m’a paru froid et ennuyeux ; heureusement, j’y suis revenu plus tard, et j’y ai trouvé des trésors. Je voudrais dans ce petit article proposer une lecture admirative et technique d’un des textes les plus fameux du gentleman de Providence.
Rappelons-en le propos et l’organisation : après un paragraphe introductif brillant, très souvent cité[2], nous lisons les notes de Francis Wayland Thurston, de Boston, qui reprend et complète les travaux de son oncle défunt, le professeur Angell. Celui-ci rapporte les rêves étranges vécus en mars 1925 par un sculpteur, Henry A. Wilcox, qu’il rapproche d’autres rêves survenus à des personnes « sensibles » dans le monde. Grondements, cités sous-marines, paroles mystérieuses : Cthulhu ftaghn !. Dans une seconde partie, on comprend l’intérêt suscité par les rêves de Wilcox chez Angell en découvrant le témoignage datant de 1908 de l’inspecteur Legrasse qui, à la nouvelle Orléans, a démonté un culte « sataniste » adorant le même fameux Cthulhu. Thurston se passionne alors en anthropologue pour ce culte dont il analyse les croyances à travers le témoignage d’un prisonnier de Legrasse. Puis, à travers un article de journal, il remonte au récit d’un capitaine norvégien ayant vécu la plus terrifiante des aventures dans le pacifique en ce fameux moi de Mars 1925. La distance intellectuelle cède peu à peu place à la terreur, comme Thurston se rend compte que les croyances folles des adeptes des Grands Anciens pourraient être basées sur des faits et que toutes les personnes ayant fait ses recoupements où ayant été confrontées à ces faits sont mortes dans des circonstances mystérieuses. Thurston sait que ce sera alors bientôt son tour et le lecteur comprend que le sien, de tour, viendra aussi.

La statuette, telle que dessinée par Lovecraft

Structure du récit
Comment souvent chez Lovecraft, le récit est construit par un motif en spirale, approchant de plus en plus près une vision livrée dans la toute fin du texte. Partant d’un point de vue rationnel (Thurston et Angell sont tous deux des scientifiques) on aborde les faits les plus étranges de manière dépassionnée, par un jeu d’allers retours entre les faits et leur remise en question, jusqu’au déchirement final de l’horizon du témoin.
L’appel a ceci de particulier que la vision est double : en premier, la révélation faite à Legrasse (et, indirectement, à Angell) de l’existence d’un culte mondial, archaïque, révérant des puissances « venues des étoiles » endormies depuis le début de l’humanité. N’est pas mort qui a jamais dort… Les étranges statuettes, les corrélations entre les témoignages construisent cette révélation terrifiante. Seconde vision : la cité surgie du fond de l’océan, aux formes impossibles, ruisselante de vase, où s’éveille un géant dont on ne peut dire ni la substance ni la taille.
Comment faire croire le temps d’un récit à de telles incongruités ? L’art narratif de Lovecraft est de savamment fusionner ses créations avec le réel. Il nous abreuve de factuel pour nous faire accepter ses rêves. L’appel est avant tout un dossier, une pile de papiers rassemblés par deux scientifiques successifs, Angell puis Thurston ; en suivant le texte nous avons l’impression de lire des pages et des pages de pattes de mouches, de coupures de journaux, de rapports de police, de témoignages. Les éléments matériels mentionnés par le récit sont nombreux. Sous nos yeux, nous avons :

  • Un « étrange bas-relief d’argile », un objet bizarre sculpté par Wilcox
  • Des notes, « sans aucune prétention littéraire », sous le titre Culte de Cthulhu, divisées en deux parties :
    • 1925 – Rêves et œuvres d’Après-Rêves d’H.A. Wilcox, 7 Thomas Street, Providence, Rhode Island
      • Notes sur le récit des rêves reçus par les correspondants du Dr. Angell
      • Coupures de presses sur des troubles survenus partout dans le monde.
    • Récit de l’inspecteur John R. Legrasse, 121 Bienville Street, La Nouvelle Orléans, Louisiane. Notes à propos de ce dernier et la relation du Prof. Webb.
  • Une statuette de pierre, grotesque, repoussante, et apparemment très ancienne.
  • La même statuette, rapportée par Johansen
  • Le Sydney Bulletin du 18 avril 1925
  • Le manuscrit de Johansen, en anglais, censé traiter de « questions techniques ».


Le lecteur est un enquêteur, qui, à la suite de Thurston, lit et interprète des témoignages. Aucune vérité ne lui est imposée, à lui de croire où non ce qu’on lui dit, à lui de se référer à ces éléments factuels que le récit égrène : dates, coupures de journaux, personnes réelles dont l’adresse est fournie. Aucun chantage affectif, aucun pathos, aucune embrouille dans le récit lovecraftien, d’où sa réelle froideur. Ce style détaché, cette apparente objectivité, la référence permanente au rationalisme de Thurston, tout ancre le lecteur dans la posture d’un chercheur à qui on donne peu à peu les pièces d’un puzzle halluciné.
Habilement, Lovecraft ne cite presque jamais le verbatim des articles de journaux ou des témoignages. Le filtre de la synthèse effectuée par Angell puis Thurston permet de maintenir le rythme du récit, de faire émerger les points saillants des documents et éléments du dossier. Et par ce canal rationnel, il nous emmène de plus en plus loin dans le rêve.


Compréhension

L’univers du récit me paraît structuré en trois cercles : le cercle de la raison : les Blancs éduqués de la Nouvelle Angleterre, les hommes des sociétés savantes, les compte-rendu de journaux ou de police ; le cercle des croyances : domaine des Noirs, des squatters, des Inuits ou des Blancs peu éduqués. De ce cercle proviennent rumeurs, délires, folies, sujettes évidemment à caution. Puis le cercle des inspirations et de la folie, celui des Dieux endormis, des espaces sous-marins et du Necronomicon. C’est ce dernier cercle que nous sommes venus contempler et que l’on va nous offrir, à travers de nombreux intermédiaires.



La folie nous apparaît ainsi à travers de nombreux filtres. Jamais Thurston ne pose les yeux sur le Necronomicon : une citation de ce dernier nous parvient à travers Thurston, lisant Angell, interviewant Legrasse, interrogeant Castro, lui-même suivant l’enseignement d’ « immortels chinois » lui rapportant le contenu du fameux livre ! Pas moins de 7 intermédiaires, donc, entre le tome maudit et le lecteur, qui dit mieux ?
Comment percevons-nous d’ailleurs le monde lointain, sinon à travers des rapports, des lectures et des témoignages indirects ?
D’autant que l’espace imaginaire créé par Lovecraft ne souffre d’aucune des faiblesses congénitales à ce genre de choses : il n’a rien d’anthropocentrique, toutes les tentatives de le délimiter et de le définir se heurtent aux limites de la perception et de la compréhension : quelle est la taille des Grands Anciens ? Et la matérialité du grand Cthulhu lui-même ? La précision de la description des statuettes ne fait que souligner le flou (plein de conditionnels) sur la nature réelle des Anciens : d’où viennent-ils ? Dorment-ils ? Peut-on vraiment croire un cultiste qui s’est fait tabasser dans les prisons de la Nouvelle Orléans par l’inspecteur Legrasse ? Le nom Cthulhu lui-même a été arrangé pour être imprononçable, approximatif, pour qu’apparaisse évidente son origine étrangère.
Je trouve deux limites à la construction imaginaire lovecraftienne : la vision très datée et raciste opposant Blancs-civilisés-raisonnables aux Etrangers (Noirs, Inuits…)–rêveurs–sauvages. Et un petit détail : il est peu probable qu’un scientifique ait avoué ne pas pouvoir du tout identifier la pierre des statuettes, il aurait au moins proposé une hypothèse[3].
Des adorateurs, de la manière dont s’organisent ces cultes archaïques, on ne sait rien, et à partir de ce qu’il ignore, le lecteur peut enflammer son imagination. Projeter ses propres hypothèses, ses fantasmes. S’appuyant sur une réalité totalement crédible, Lovecraft nous laisse ainsi entrevoir et peupler de nos fantasmes un monde flou, imprécis, immense et terrifiant. Démons et merveilles.







[1] Le recueil paru chez 10/18 autour des récits du Contrées du rêve s’intitulait ainsi. Ce titre semble être un pur choix éditorial français.
[2] Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance… (traduction Claude Gilbert)
[3] Par exemple : « une forme très rare de stéatite précambrienne ».

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