15 février 2007

La cité des saints et des fous - Jeff VanderMeer

Quand je raconte ce livre, je me rends compte que son contenu paraît complètement absurde. Il y est question d'une ville imaginaire nommée Ambregris (bon, jusque là, ça va), pratiquant tout un folklore sanglant autour du calmar d'eau douce (ah...) et habitée tout autant par des hommes que par de curieuses créatures, les champigniens, dits aussi "chapeaux gris". Il est temps de se caresser le menton et de dire "hum". Certes. Et c'est bien?
En fait, oui.
Pourtant, je n'aime pas les imaginaires débiles, les absurdités juste pour faire rire et les mondes imaginaires créés juste pour "créer un monde" (expression de rôliste). Quel ennui de passer son temps à réinventer des coutumes, des peuples, des noms... Quelle barbe pour le lecteur de devoir apprendre tout ça. Mais, en vérité je vous le dis, il y a des fois où ça marche, où l'imaginaire "prend", où ce monde bizarre fait passer des émotions encore plus bizarres. Le monde imaginaire est parfois nécessaire pour faire passer une vérité qui ne passerait pas autrement (Christopher Priest justifie très bien cela dans la fontaine pétrifiante). Et dans le cas de l'Ambregris de Jeff VanderMeer, ça marche. Pour moi, ce livre (qui n'est pas un roman), gagne son pari grâce à sa forme. La cité des saints et des fous est la compilation d'une série de petits livres : un recueil de nouvelles, une brochure historique pour touristes, une monographie, un compte-rendu d'interrogatoire, un lexique, une bibliographie, des dessins, des codes secrets... Et tout se bazar s'entrecroise, les pièces renvoient les unes aux autres, donnant une impression de vertige, construisant une cage dont le lecteur devient lui-même une partie. Et jamais on ne se lasse d'avancer dans ce dédale, dans ces histoires toutes différentes, dans ces styles tous différents.
Le livre exsude des ambiances variées, parfois drôles, parfois terrifiantes, souvent angoissées. On y entend le bruit des machines Manzikert, les vociférations des Rouges et des Verts et quelques notes d'une symphonie de Voss Bender. On y sent aussi des odeurs étranges, douceâtres, un peu sucrées. Des odeurs de... champignons?

PS : la chronique qui m'avait donné envie de lire ce livre est ici.
PPS : félicitations aux éditions Calmar Lévy pour la splendide présentation de l'ouvrage. Couverture, dessins, frontispices, photos, polices de caractère aux arômes acidulés. Et chapeau au traducteur, il n'a pas volé son salaire (je pense aux passages cryptographiques...).
edit : PPPS : à l'attention de Gilles Goullet : oui, le traducteur ne reçoit pas un salaire, mais des droits d'auteur. Nous comprendrons donc le terme salaire suivant le sens générique du terme ("car le travailleur mérite son salaire", Luc X,7). Et si Gilles a fait un remarquable boulot sur la traduction, j'ai fini par apprendre que c'était Sebastien Guillot qui s'était embêté à encoder la partie cryptographique. Ah, éditeur, quel beau métier !

05 février 2007

Les barbares / Gorki - Lacascade

Je fixe quelques mots pour garder une trace de l'excellente pièce que nous avons vue dimanche après-midi, au théâtre de la colline. Les barbares, pièce adaptée d'après Gorki. C'était la dernière. Du théâtre russe comme j'aime : une petite ville de province, pourrie et misérable, avec son lot de petites histoires d'amour, de rancoeurs et de haines. Deux ingénieurs arrivent (avec famille) pour travailler sur l'installation du chemin de fer. Deux mondes se rencontrent, se percutent, s'usent l'un l'autre, se mêlent...
La pièce fait fortement penser à Platonov - pour le côté histoire chorale/sociale à intrigues multiples, ainsi qu'au fabuleux Révizor de Gogol, pour l'affaire de l'étranger qui arrive dans une petite ville et qui bouleverse tout (et aussi à la Forêt et à la Cerisaie...),. Mais la pièce de Gorki est plus tardive, et bien qu'elle reprenne ces thématiques, on voit qu'elles sont traitées à l'aube de la Révolution...

Au coeur de l'action, de fabuleux dialogues, âpres, vrais, enchâssés les uns dans les autres, entre des personnages tous en tension, souffrant et cherchant, qui se rencontrent et se perdent. Tout le monde parle en même temps, la tête tourne, on gagne une sorte d'ivresse à voir se déployer et se briser toutes ces vies. Dans l'ensemble des intrigues individuelles, j'aime tout particulièrement l'histoire de Igor Tcherkoum, l'ingénieur idéaliste et violent, qui cherche à ouvrir des routes de fer dans une société qu'il voit comme un cadavre pourrissant. Et son enthousiasme ira s'usant, s'usant, confronté à la ville, au monde, à des gens qu'il déteste, qu'il comprend...

Sur un plateau immense, dans un décor plein de lumières rasantes, le corps des acteurs est mis en valeur, souligné - muscles, bras et jambes... Corps collectif (quand le groupe d'habitants de la ville, véritable masse humaine, accueille les ingénieurs), corps individuels (le gros Gricha, la fine et souple Pavline, le mendiant tout sec, la délicatesse absente de Nadejda...). C'est un théâtre vivant, vibrant, avec de la musique, une fanfare, des danses, des gestes théâtraux superbes (quand Lydia plante les fleurs devant Anna...), des images fantastiques (la petite sauvageonne sur les épaules de Gricha, le maire posant le pied sur la main de son subordonné, le mendiant perché en haut de sa barrière...). De nombreux moments m'ont bouleversé, jusqu'à me serrer la gorge. Moments de déchirure, de solitude, d'abandon, d'ivresse. Toute la vie y passe, y bouillonne, dans une grande douleur. Est-ce que Gorki déteste l'humanité, pour montrer des personnages aussi bêtes, aussi souffrants? Ou bien est-ce que, au contraire, il éprouve pour elle un amour infini?
Aucune prétention, aucune tendance à l'intellectualisme : les barbares est une pièce qui se comprend immédiatement, qui saute à la gorge, dans toute sa violence. Et la troupe l'a merveilleusement rendue.