22 avril 2021

Laissez-passer -- Bertrand Tavernier

Années 40, encore. Je suis très en retard dans les chroniques de livres lus et films vus pour ce blog, alors je me concentre sur les productions en rapport avec le jeu de rôle, dans le but de livrer une série de références utiles pour futurs MJs intéressés par la période.


Laissez-passer est un film de 2002 qui nous parle de la vie du cinéma français pendant l’occupation. On suit deux personnages principaux, Jean-Devaivre, assistant réalisateur joué par Jacques Gamblin (et excellent cycliste) et Jean Aurenche, écrivain et scénariste, joué par Denis Podalydès que j’aime toujours autant.
Une fois n’est pas coutume, je vais commencer par les défauts du film : il est un peu long, et les deux fils narratifs (l’histoire de chacun des personnages) sont assez lâches et ne se rencontrent pas du tout, avec deux tiers de Devaivre et un tiers d’Aurenche. Le film est plus une chronique, une suite de scènes plus ou moins liées ensemble, qu’une grande histoire. 


Pour avoir vu récemment Capitaine Conan, du même Tavernier, je me demande s’il n’y a pas chez ce réalisateur une volonté, pour ses films historiques, de donner à voir la vie même, comme si on se glissait dans celle de ses personnages pour les accompagner un moment et les laisser une fois arrivés au bout de la pellicule, et eux continuent leur histoire tranquillement. C’est un choix artistique qu’on peut apprécier ou pas, pour ma part il ne m’a pas dérangé mais il fait de Laisser-passer une œuvre moins puissante et aboutie que le dernier métro, par exemple (je vous laisse juges de ce que ça dit de ma vision de ce que doit être une histoire).


Il n’empêche que Laissez-passer est un très bon film, déjà parce que c’est un film sur le cinéma, la manière dont il se fait, la manière dont on l’aime. J’y ai beaucoup appris sur le métier d’assistant-réalisateur. Les scènes de tournage, de constructions de décor, les actrices et scénaristes se rendant chez des trafiquants du marché noir pour échanger leur compagnie contre un peu de café, les tournages en périodes de pénurie, tout est remarquablement bien montré, jusqu’à une scène très puissante où Michel Simon fait une sorte de « grève du talent » quand il est en présence des officiels allemands de la Continental.
La reconstitution de l’époque est formidable, avec les restrictions alimentaires, l’absurde administratif, les morts tragiques, les arrestations, la vie quand même. C’est porté par des acteurs français dans ce qu’ils ont de meilleur, en commençant par Gamblin et Podalydès, mais en passant par tous les seconds rôles, féminins et masculins. Ces gens sont touchants et sont vrais. C’est du vrai cinéma qui donne envie d’aimer le cinéma, même cet étrange cinéma français des années 40.




19 avril 2021

La guerre allemande - Nicholas Stargardt

À jouer une longue campagne de jeu de rôle dans une période historique précise, on finit par lire des bouquins auxquels on ne se serait pas intéressé auparavant.

Les PJs viennent d'arriver en Allemagne, en 1943, engagés comme profs dans une structure d'enseignement spéciale (imaginaire) fondée par un psychiatre confronté au mythe durant sa jeunesse et un idéologue du Parti. Et je me suis rendu compte que je ne connaissais pas grand-chose de la vie en Allemagne durant la guerre, d'où cette lecture.

Le livre de Nicholas Stardgardt, historien britannique, publié en 2015, trace une histoire du peuple allemand entre 1939 et 1945. C'est un récit chronologique de la guerre, telle que perçue par les civils sur le sol allemand. Ses sources sont des dizaines de correspondances, de journaux intimes, des textes écrits sur le moment, corrélés avec les résultats des nombreuses enquêtes d'opinion des services de propagande et de renseignement du Parti.

Les 800 pages du bouquin se lisent très bien, grâce à un récit de l'histoire très vivant, alternant les considérations générales (ampleurs de destructions, gestion du rationnement, nombres de victimes...) et des détails sur la vie de personnes réelles : une photographe berlinoise, un prof conservateur d'Allemagne de l'Est, un vieil universitaire juif et sa femme - qui traverseront tout ça en restant en vie ! -, un jeune père de famille... Ça donne en quelque sorte le portrait physique et psychologique d'une population sur une période de six ans.

Attention, il faut avoir le cœur bien accroché. Les récits d'atrocités nazies sont nombreux, les complicités horribles, une partie des acteurs du livre assistent ou participent à des scènes traumatisantes. À force de jouer à l'époque et de portraiturer les Allemands en France (où la vie n'était pas drôle) j'avais fini par en atténuer un peu dans mon imaginaire les impressions la guerre à l'Est et la mentalité des nazis qui étaient... comment dire... des propagateurs d'une idéologie destructrice et mortifère. (oui, j'enfonce une porte ouverte, mais ce livre m'a bien remis les points sur les i)

Difficile de résumer les nombreuses découvertes et aspects intéressants du bouquin. Dans la logique des travaux contemporains sur le nazisme (ceux de Johann Chapoutot, par exemple), ce livre resitue la pensée guerrière et nationaliste allemande dans la continuité de celle, européenne, du 19ème siècle et celle de la Première Guerre mondiale. En résumant grossièrement, le peuple allemand était persuadé de mener une guerre de défense (si, si, bravo Herr Goebbels). L'adhésion à la guerre était résignée, mais réelle, bien au-delà de l'adhésion au parti et au gouvernement. Les soldats étaient loyaux et suivaient les chefs et même en 44, des Allemands pas spécialement nazis continuaient à penser sur le Führer était la meilleure personne pour les sortir de la situation noire où ils se trouvaient.

Autre point important : la connaissance de "ce que nous faisons/avons fait aux Juifs" était très partagée (même si pas entièrement informée), beaucoup de gens ont profité de la situation sans montrer de solidarité avec leurs concitoyens. L'analyse de l'effet de l'excellente propagande de Goebbels sur ces sujets (oui, ce sale type était doué) est vraiment très effrayante.

Le livre contient aussi beaucoup de réflexions sur la notion de communauté nationale, rêvée par les gouvernants, en partie incarnée. Sur les solidarités ou absences de solidarités entre les différentes parties de l'Allemagne (le Nord bombardé contre le Sud relativement épargné, les catholiques et les Protestants...), sur le rôle globalement pas à la hauteur des Églises (qui étaient allemandes avant tout). On y parle ravitaillement, rations, politiques sociales des nazis (ben oui), déplacements de population, euthanasie des handicapés (là, l'Église catholique a été efficace. On aurait aimé l'entendre sur les Juifs), culture (30% du budget de la culture allait aux théâtres, qui jouaient presque ce qu'ils voulaient - dingue, non ?), poésie, univers imaginaires intérieurs, rêves de l'après-guerre...

Pourquoi lire ce livre ? Parce que vous avez envie de faire jouer à cette époque ou de vous documenter, bien sûr. Mais aussi, et surtout, pour comprendre combien ces gens nous ressemblent. Combien ils sont avant tout normaux. Victimes parfois, bourreaux aussi, aimant leurs familles, croyant ou pas à leur gouvernement. Comme beaucoup de bons livres d'historien, c'est aussi un livre pour réfléchir à qui nous sommes et à mieux nous connaître.




14 avril 2021

L'occultisme nazi -- Stéphane François

Lu sur la recommandation de l'ami Tristan, parce que je fais jouer dans les années 40 des histoires cthuliennes sur fond de guerre mondiale. Tristan en parle très bien, lisez son article si vous voulez plus de détails.

Il y a beaucoup de n'importe quoi publié sur le thème magiciens+nazis, on touche là à une zone érogène de l'imaginaire. J'ai lu il y a longtemps le matin des magiciens, livre bien fumé que j'avais trouvé rigolo à l'époque (je ne sais pas ce que ça vaudrait à la relecture) et j'avais donc été gentiment imprégné par le délire : les nazis, ces occultistes magiciens qui cherchaient la terre creuse/le graal/l'ancienne Thulé. Un thème bien bien recyclé dans la pop culture (hello Indy !).

Ce bouquin sérieux et sourcé documente le vrai occultisme nazi (pas grand-chose), montre les racines idéologiques, plus ou moins sérieuses, des mouvements nazis et leur encrage dans les mouvements völklich (à traduire plus comme "ethno-nationalistes" que comme "populaires"). Ca permet de remettre les pendules à l'heure. (non, les principaux chez nazis, tout criminels qu'ils soient, n'était plutôt pas des initiés magiques).

La suite est plus flippante, montrant chez différents "passeurs" de la seconde moitié du 20ème siècle l'imprégnation de tout un discours, dont le versant Pauwels Bergier n'est que l'aspect le plus fréquentable, un mythe bricolé d'anciennes civilisations, yoga, vies antérieures, racialisme thuléen, etc, etc, montrant comment ces idées venues du 19ème siècle, longtemps disqualifiées après la défaite allemande de 45, refont surface ici et là, sous la forme de construction imaginaires/idéologiques plus ou moins fumées de la tête.

Et ça nous concerne, nous, les rôlistes.

Tenez, par exemple, est-ce que vous avez déjà visité une "cité perdue" ? Avez-vous déjà appartenu à une "race ancienne et aux trois quarts effacée" qui vous aurait légué quelques grands pouvoirs ? Ca ne fait pas de vous un SS, juste un utilisateur de tropes imaginaires passés par la moulinette de plein de fachos ésotéristes plus moins bizarres mais en fait bien plus ancrés dans notre culture (notamment pop) qu'on ne pourrait l'imaginer de prime abord.

(j'ai été très frappé en lisant les derniers chapitres du livre de voir combien la BD Thorgal, pour ne citer qu'elle, était imprégnée de ce genre de tropes imaginaires)

Bref, une bonne lecture, parfois épuisante à force de dingueries racialistes, qui m'a fait réfléchir et mis plus d'une fois mal à l'aise.