23 novembre 2012

Le pendule de Foucault – Umberto Eco

Belbo, Diotavelli et Casaubon sont éditeurs, érudits, plus ou moins amis, à Milan, entre les troubles des années 60 et les années de plomb. Un jour arrive un type bizarre avec un document secret d'origine templière... et l'interprétation de ce document. Le type est un guignol, sans doute, ses élucubrations les font rire. Mais Casaubon a fait sa thèse sur les Templiers et voilà que, motivés par quelque étrange impulsion, ces trois-là décident d'interpréter le document et, mieux que tout, de reconstituer le Grand Plan des Templiers. Il y arriveront, et comment ! Et combien ! Bien sûr, tout est blague, tout est fou, tout est faux, mais quand on invente bien, quand les idées tombent en place, dans la vérité s'échappe et glisse, le faux change de nature...
J'avais lu le pendule de Foucault pour faire jouer à Nephilim, il y a presque vingt ans de ça. Je m'étais un peu barbé mais j'avais beaucoup appris, leçon d'occultisme brillante et totale en un tome. Tout y est, Templiers, courants telluriques, kabbale, vaudou, da-vinci-conneries entièrement dévoilées bien avant Dan Brown. Toutes les assonances, tous les mystères, jusqu'aux frontières de la magie, jusqu'au moment où les imbéciles à la voix haut perchée jouant aux initiés ou aux initiateurs s'avèrent, au fond du paradoxe, avoir raison.
Vingt ans plus tard, je peux me permettre de critique le roman. Oui, Eco frime un peu (il peut, il sait tout - ou presque), oui c'est un peu long ici ou là. Mais tout y est, reflet de la forme et du fond, sens de la Tradition, ce à quoi nous aimerions croire, ce à quoi nous ne croyons plus. Le pendule de Foucault n'est pas un thriller ésotérique, c'est juste le livre ésotérique total, qui embrasse tout l'occultisme, qui mêle un feu d'artifice de connaissances à une chronique de la perte des idéologies en Italie, à la naissance des années de plomb, à une histoire d'amour où la vérité du monde se mesure avec les cinq doigts de la main, où tout le mystère du Grand Plan rejoint celui de l'enfant endormi dans le ventre de la femme aimée. Absolument brillant.

21 novembre 2012

Des anges mineurs - Antoine Volodine

Je suis entré dans ce livre à partir de Yama Loka terminus (et aussi de Tadjélé, mais c'est une autre histoire). Les livres se parlent l'un à l'autre, mènent de l'un à l'autre, c'est connu. Il y a des points communs entre ces anges mineurs et les récits de Yirminadingrad. Dans les deux cas, les souvenirs d'un espace soviétique enflammé, détruit, réinventé. Les camps, la révolution. Une construction par bribes, qui dessinent un schéma plus grand, réel et incompréhensible.
Des anges mineurs, 49 narrats, terme bricolé par Volodine pour décrire ces récits courts, aperçus d'une vie, extraits d'autre chose. Des images en sortent, très fortes, et restent. Les grands-mères immortelles dans la toundra, le monde abandonné que le sable recouvre, la révolution, les imprécations de Varvaria Lodenko, les expéditions dans une autre réalité, le temps de quelques respirations, Sophie Gironde, la femme qu'on aime et qu'on ne peut rejoindre ni en vie ni en rêve. Les camps, la fuite des camps, les livres jamais écrits de Fred Zenfl. On trouve dans les anges mineurs les bribes d'une histoire, une révolution défaite à refaire, la quête menée par l'équipage réel d'un voilier inexistant... Le livre est écrit de façon magnifique, poétique, hypnotique, mais je n'ai rien compris, je n'y suis pas entré, j'ai fini par lâcher prise, laisser glisser, abandonner. Un paquets de 49 narrats étranges et obscurs. Un peu trop pour moi. De ce livre toutefois, je glisserai jusqu'aux Slogans, de Maria Soudaieva.

19 novembre 2012

120 journées - Jérôme Noirez

Je suis venu à ce livre, séduit par ce qu'en disait l'auteur sur son blog. A la fois beaucoup et presque rien. L'enfance, des collégiens enfermés dans un lieu étrange, écho du Silling de Sade, lieu des supplices des 120 journées de Sodome... Jours réglés mécaniquement, contraintes, imagerie cruelle. Alors oui, il y a bien un peu de Sade dans le livre. Moins que je ne croyais. C'est, en vérité, tout à fait différent.
Au tout début de 120 journées il y a donc ces huit collégiens. Disparus, enlevés, jetés avec des adultes plus ou moins méchants mais bizarrement intentionnés dans un non-lieu de béton, de canalisations qui fuient, de bruits qui résonnent. Cent vingt journées, pas une de plus, pas une de moins, un chapitre par jour, chronique parfois brève, humoristique, cruelle, précise, du temps passé en détention. Quatre fois trente jours (ça a son importance). Et tous les dix jours, les récits du conteur, dont on suivra plus ou moins la vie en compagnie de sa Ninon, sa crapote, sa fille, qu'il aime. 
Ce n'est pas un roman agréable, même si sa lecture coule facilement. Rien n'est clair, les propos et les buts sont obscurs, des vagues d'ennui le recouvrent parfois. Mais j'ai été un collégien, j'aurais pu faire partie des reclus de Silling. Je me suis reconnu dans leurs hésitations, leurs attentes, leur indifférence, leur mollesse. Encore un peu enfants, un peu autre chose. Dans le roman on rit, on s'effraie, on ressent de vagues malaises, on ne parvient pas à mettre le doigt sur certaines sensations qui sont bien là. J'aurais envie de recopier les premières pages, celles de l'arrivée au collège, qui parlent des perpendiculaires et des parallèles, des trainaillements, du portail, du pont, des maisons de la pisse, des cartables. J'aurais aimé réussir à les écrire moi-même, j'ai voulu pouvoir décrire cela, parce qu'il y a là une forme d'exploit. Mettre des mots sur le confus, l'indicible, le quotidien. Toucher juste. Les grands livres sont ceux qui nous révèlent le monde. 
A travers ses contes et ses demi-cauchemars, par la déformation et l'imaginaire, Jérôme Noirez parvient à toucher ce qui se cache en vérité derrière des mots que l'on croit connaître. Collégiens. Adolescents. Enfants.

120 journées, quatre mois de trente jours/quatre années de collège, qui avale des enfants aux petites corps et recrache des pré-adultes mal dégrossis. Quatre années de règles absurdes, d'apprentissages incompréhensibles, de leçons de violence et de cruauté. Silling est le collège et Silling est autre chose, un projet pédagogique absurde, parfait. Je voudrais lui mettre pour devise les mots d'Elisandre. Pour bien faire, il faut crever.
120 journées fait partie de ces romans particuliers, qui déforment le monde. En levant les yeux du livre, le décor autour de moi se teintait de ces formes indistinctes peuplant le livre, comme les ombres dans le monde la princesse-limnée. Les brumes sont venues sur la montagne, ce qu'on croit tenir ferme s'évade sous nos doigts. Je laisse le livre là. Mais lui ne me laisse pas.

09 novembre 2012

L'énigme de Givreuse - Rosny aîné

Dès que je vois un Néo dans une brocante, je le prends. J'ai ainsi lu mon lot de littératures inégales. Harry Dickson (yeah), Robert Howard (ça dépend) et d'autres expériences bizarres. Celui-ci est dans la catégorie bizarre.
Le pitch (comme n'aurait pas dit monsieur Rosny, membre de l'académie Goncourt, rappelons-le) : pendant la grande guerre, les infirmiers, sur le champs de bataille, trouvent un blessé... puis un autre blessé, son double parfait. Chacun pesant 37 kg, mais ayant l'apparence d'un homme bien constitué. Et les deux hommes sont convaincus d'être tous deux Pierre de Givreuse. D'ailleurs, ils portent le même livret militaire...
Ce roman, sans nul doute, a une vraie démarche de science-fiction : phénomène étrange, étudié rationnellement, tiré dans toutes ses conséquences : sociales, amoureuses, scientifiques... Le début, avec le médecin et les infirmières, m'a plus convaincu que la suite, entièrement placée dans une bonne société Belle Epoque élégante et compassée. Les femmes sont toutes belles, ardentes, palpitantes... Et le blessé est trop bien élevé pour ne pas s'effacer devant son double.
Le style en est étrange : chargé, élégiaque, très loin du naturalisme. Tout le monde dans ce récit a le coeur noble et élégant. Les nuits sont fuligineuses, l'air chargé de pluie ou de pollen, les lèvres tremblent, la mélancolie assombrit les coeurs...
Une lecture brève, curieuse et datée. Le roman date de 1917, se passe en 1914/1915, l'ombre de la guerre est partout. C'est sans doute l'aspect le plus frappant de ce récit.

[spoiler] j'avoue avoir été un peu déçu que l'un des deux renonce à la fiancée bien-aimée dans le bon respect de la morale. Un amour à trois, un autoérotisme du double m'auraient bien séduit... Mais jamais Rosny ne prend ces chemins. Dommage.[/spoiler]

02 novembre 2012

La tour de Babylone - Ted Chiang


Je suis parti dans l'avion avec ce recueil abondamment vanté dans la presse spécialisée. Je voulais lire de la science-fiction : des récits avec des raisonnements scientifiques et des idées qui font faire wow ! Je n'ai pas été déçu.

La tour de Babylone contient seulement huit nouvelles, pour la plupart assez longues et denses. Toutes se basent sur un postulat (pas toujours visible dès le départ) et en explorent les conséquences jusqu'au bout. Et si les babyloniens s'étaient vraiment lancés dans la constructions de leur fameuse tour (dans leur paradigme, bien sûr...) ? Et s'il existait un traitement capable d’accroître d'un ordre de grandeur au moins l'intelligence humaine ? Et si le code génétique de nos descendants était inclus dans le notre ?
Ted Chiang ne fait pas de grands effets de style, même si Aimer ce que l'on voit... le dernier texte du recueil, est très habilement écrit. C'est l'intelligence, l'ambition et la clarté de ses récits qui séduit et qui émerveille. J'ai particulièrement aimé l'Histoire de ta vie, récit incroyable montrant le lien entre langage, science et perception téléologique de l'univers.
Une science-fiction à la fois classique et moderne, humaniste, stimulante, qui fait à la fois rêver et réfléchir. Comme je le disais plus haut, wow !

PS : du même Ted Chiang, qui est un auteur rare, une nouvelle extraordinaire : Exhalaison dans le numéro 56 de Bifrost. Wow (encore).