Ce texte a été écrit par Nicolas Fructus, en réaction/réponse au texte du billet précédent.
Des sources
J’ai lu Leiber, pas tout Lankhmar, mais pas loin, je pense.
Cela fait bien 30 ans, et un peu comme précédemment avec Lovecraft sur lequel
j’ai travaillé, je suis euphorique quant aux inspirations oniriques que ces
textes m’ont apporté, mais pour être honnête, je ne m’en souviens plus.
J’adore, mais ce sont des visions ouatées, un peu évanescentes, j’ai des bribes
d’histoires, mais les ambiances et les enjeux sont là, en moi. J’ai vécu avec
le Souricier Gris et son compère musclé, comme j’ai pu arpenter les Contrées du
rêve, sans me souvenir du nom des routes.
Avant de commencer à travailler sur des images, je relis les
inspirateurs. En même temps, ce n’est que du plaisir. Donc je relis Leiber
pendant Noon, juste pour me faire engloutir par la vague des visions qui
portaient Laure & Laurent au cours de leur écriture.
À la première lecture de Noon, je retrouve chez Laure &
Laurent ce contrepied permanent entre imbroglios, quiproquos, situations cocasses,
et le sérieux de la trame, l’importance du sujet traîté, le sérieux avec lequel
on regarde le dysfonctionnement du monde. Comme chez Leiber. Et surtout, la
cité est un acteur à part entière. Encore plus chez LLK que Leiber, après
trois tomes de Noon. Leiber ne cherche d’ailleurs pas toujours à ce que sa cité
soit très rationnelle. Elle est une scène de théâtre où les panneaux de bois
vous font passer des toits de Lankhmar aux tunnels de la Guilde des voleurs.
Mais ces lieux nous restent, en persistance rétinienne. Ce n’est pas pour rien
que ce corpus est souvent cité comme exemple. Et quand on y regarde de plus
près, ce ne sont pas tant les descriptions, les paysages, mais plutôt la façon
dont les protagonistes vivent leurs tribulations urbaines qui finissent par
décrire l’ambiance, le quartier, les enjeux. Chez Laure & Laurent, même si
vous avez l’impression que les éléments surgissent au gré de leur création, il
y a un arc, une structure, là-haut, tout là-haut, qui ne se dévoile que par
touches. Et en bons démiurges, ils ont les clefs du temple Noon.
Faire un livre illustré
Enfin, d’un point de vue purement technique, je savais qu’il
fallait ne pas faire trop d’illustrations (protocole vite transgressé dès le
tome 2, pour ne pas dire violenté dans le tome 3), essayer de respecter une
ventilation à peu près correcte dans le rapport texte/images sur l’ensemble des
ouvrages. Mais le point le plus important à mes yeux et qui était aussi la
motivation d’Olivier Girard, l’éditeur, c’est de pouvoir dire : « voici une
première édition d’un auteur dans lequel il y a des images. Ces images ne sont
pas là pour agrémenter une lecture qui serait moins drôle sans, elles ne sont
pas une olive dans le cocktail. C’est la première édition, l’édition courante, où
les dessins amènent une immersion supplémentaire, qui font que le livre devient
un objet unique en soi. Pas en tant que livre de L.L. Kloetzer, ou de Nicolas
Fructus. En tant que ce livre-là. Et ce livre n’est pas une relique intouchable
cachée dans une bibliothèque d’incunables que même le regard abime. Ce doit
être le livre courant dans votre bibliothèque habituelle, celle où par accident
tout un chacun vient piocher et doit se dire : tiens, c’est étrange, ce Noon,
il y a plein d’images… »
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Nicolas Fructus, dans les contrées du rêve |
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Dans les contrées du rêve, de Lovecraft |
Illustrer Noon
Ainsi dans Noon, l’exercice d’illustration est compliqué.
Les « visions » illustrables ne cessent de se succéder, il est déjà
peu évident de tailler dans le lard pour n’en extraire que quelques-unes. En
plus des lieux dont la simple désignation apporte plus qu’une longue
description, chaque scène avec les protagonistes donne envie de les saisir sur
le vif. Et puis il y a les éléments de l’histoire totale, ces traces, ces
signes que l’on retrouve d’un livre à l’autre, ce sentiment qu’une chose
anodine posée là dans un coin de la ville sera peut-être l’élément central
d’une quête future (souvent, Yors ou Noon ont déjà jeté un regard en coin, un
je-ne-sais-quoi de : « ça me dit quelque chose » dans le futur…).
Alors à dessiner tous ces éléments, c’est un brin angoissant. J’ai vite compris
en lisant Laure & Laurent que tout était expliqué, ou se déduisait
implicitement.
J’ai ressenti le besoin impérieux d’affiner au fil des tomes
(n’y voyez pas de référence alpestre), par le dessin, les codes qui étaient
transmis par l’écriture. Par exemple quand Noon plonge dans ce qui semble être
un monde alternatif, les images basculent en négatif. L’image doit avoir une lisibilité
moins évidente, comme dans la réalité du lecteur issu de son monde physique qui
est plongé dans une vision parallèle. Ou là dans le texte, un bâtiment dont on
ne sait pourquoi il a été dessiné, sinon qu’il s’effondrera 30 pages plus loin.
Ou la narration en cases panoramiques des tribulations de Noon et Yors au-delà
de la ville. Dans ce cas précis, ce n’est pas un effet de style. Il n’y a aucun
moyen d’illustrer ce passage comme j’ai illustré le reste des ouvrages. Ce sont
des suites de descriptions lapidaires de lieux, et d’actions résumées. Il ne
faut laisser qu’une impression fugace de ces moments, et surtout pouvoir en
réaliser plusieurs. Alors plutôt que de faire Une illustration d’un
moment, il valait mieux faire dix bandeaux, petites respirations graphiques dans
les tribulations de Yors et Noon. Et le procédé fonctionne aussi (je l’espère)
vers la fin du tome 3, mais à cet endroit, pour « ralentir » la
lecture, d’une certaine manière. Le texte est d’une telle concision que je
voyais plus d’images qu’il n’y avait de texte dans l’aboutissement du chapitre.
Et quelque part, les dessins « ralentissent » le temps de lecture en
obligeant le lecteur à passer d’une ligne d’écriture à une image ; et à ce
moment précis de l’ouvrage, la résolution de l’histoire est tellement
importante que j’espère contribuer à cet instant abrupt et juste de l'écriture,
dans lequel on peut rester quelques secondes de plus à cause des images.
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Les demeures du crépuscule, dans le désert des cieux |
Enfin, si j’ai réussi par quelques images à vous faire
rêver, ou plutôt à donner du corps à un monde qui n’existe pas, c’est d’abord
parce que Laure & Laurent m’ont fait croire que ça existait. Et ils m’ont
fait rêver.
NF
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