Je reviens de Yirminadingrad après y avoir passé 21 jours. C'est un endroit où les gens se rendent rarement en vacances, d'où l'étonnement du douanier, à Roissy, quand je lui ai indiqué mon aéroport d'origine. Il a appelé son collègue pour se faire expliquer « où ça se situait » et, une fois sa réponse obtenue, il m'a immédiatement demandé d'ouvrir mon sac, comme si tout voyageur ayant fait un séjour dans cette ville se devait de rapporter de la drogue.
J'aime bien l'Europe de l'Est, les anciennes villes staliniennes, les grands immeubles gris du pouvoir, les épiceries où les vendeurs ne sourient jamais, les usines piquées de rouille, les tramways qui grincent. Yirminadingrad c'est un peu ça, avec un je ne sais quoi de douceur lié à la proximité de la Bulgarie, la présence de toute cette immigration turque et orientale. C'est une ville festive, à sa façon, dont on tombe vite amoureux. Elle a de touchantes particularités urbanistiques : une des lignes de métro circule à vide depuis des années (elle a été endommagée durant un attentat et la période de rodage s'éternise – ceux qui parlent de fantômes ne savent pas ce qu'ils disent). Le musée d'art moderne est doté d'une étrange installation : un compte à rebours aléatoire, susceptible de provoquer son effondrement total, ça invite à réfléchir. Et il y a le carnaval, et le palais pontifical, abritant la tête de l'église orthodoxe autocéphale locale, et le quartier des Passerelles, refuge de squatters, à inondé la moitié de l'année (penser à vos injections antirabiques, avant de partir... Ce vaccin est une horreur).
J'avais pris avec moi, pour préparer mon voyage, le recueil de nouvelles de Léo Henry et Jacques Mucchielli, Yama Loka terminus, inspiré de leurs séjours là-bas. Et, même si vous n'envisagez pas le voyage, je vous encourage à découvrir ce livre. La vingtaine de textes qu'il contient vous donneront de multiples aperçus unique de ce lieu unique. N'en attendez pas de grandes explications historiques sur le passé et le futur de la ville, ni des intrigues compliquées... Après avoir lu, vous ne saurez rien d'objectif sur la ville, mais, ce qui est mieux, vous la comprendrez, vous la saisirez, vous en connaîtrez l'essentiel, les bruits, les odeurs, l'âme. Les autorités de la ville l'ont bien compris, qui ont tenté une pression sur le Quai d'Orsay pour que le livre soit interdit en France, en vain, heureusement.
Ce livre contient des séances hallucinés, des récits de vie, des voix d'hommes, de femmes et d'enfants, de nombreux rêves, dangereux, érotiques, angoissés. On y trouve aussi bien des récits sur la ville même, ses artistes, ses policiers, ses architectes, ses ouvriers... que des récits créés par les artistes de Yirminadingrad, la ville et les rêves de la ville et qui sait, les rêves de ses rêves. Un peu comme dans la cité des saints et des fous, on se laisse capturer par un espace étrange, proche et un lointain. L'écriture paraît en avoir été réalisée sur une longue période. Le recueil a une logique propre, comme les chansons apparemment disjointes d'un album musical révèlent, in fine, un accord propre. On ira sous terre ou bien vers le ciel, dans les morgues, sur la piste de Ceux de la Pluie, aux courses de chevaux sur des tronçons d'autoroute, on assistera aux prêches enflammés devant le séminaire, à une belle version de la légende de Saint Christophe, à des trafics en tous genres : d'êtres humains, de cauchemars, d'œuvres d'art...
Je me souviendrai de mon voyage. Certaines expériences vous marquent. Maintenant je peux dire, comme tant d'autres avant moi, Yirminadingrad, ma ville.
PS : en plus d’être un guide de voyage indispensable, ce livre est un très bel objet. Bravo à l’illustrateur/maquettiste, Stéphane Perger.