Pour la faire simple, le metteur en scène néerlandais a tenté de monter la première version du Tartuffe, reconstituée par "archéologie littéraire" (c'est un concept rigolo) excavée et ciselée dans la matière du texte de la troisième et dernière version (et seule dont on dispose). Et, à partir de cet objet bizarre, il joue à explorer quelques idées, que je résumerai ainsi :
Tartuffe est un type ramassé dans la rue, lové dans la famille d'Orgon, et il ne veut pas partir parce qu'il a tout à perdre (donc il va être prêt à mordre !). Il est jeune, pas vilain, et comme le mariage Orgon-Elmire bat de l'aile (rappelons qu'Orgon "revient de la campagne" au début de la pièce et qu'Elmire se remet d'une maladie), van Hove imagine que la jeune épouse a en fait envie de se taper le visiteur (et réciproquement). Troisième idée : madame Pernelle, Orgon et Tutuffe sont des conservateurs, Damis, Cléante et Dorine sont des libéraux progressistes, et il va y avoir du fight social.
Commençons par ce qui était vraiment bien : c'est le Français, ce sont les 400 ans de leur boss, ils fallait mettre le paquet, ils l'ont mis. Les acteurs sont super bons (je les ai tous aimés et j'ai été touché de revoir Podalydès, vieux, parce que, en fait, il est vieux), ils envoient du bois, c'est formidable. La scénographie est très riche, pleine d'idées, avec musique d'Alexandre Desplat, mouvements de décor qui pètent, éclairage puissants et expressifs... Il y avait des moyens sur scène et ça se voyait. Et, même si je n'aime pas tout des partis pris de I.V.H., j'admets qu'il y a des idées et qu'il les a exprimées avec intensité. Vous n'aimerez peut être pas, mais vous en parlerez.
Comme je l'avais déjà dit la dernière fois que j'ai vu la pièce, il s'agit en vérité d'une pièce flippante et désespérée. Le discours de Cléante m'a rappelé l'angoisse des débats contre les "vérités alternatives" sur les réseaux sociaux. Cléante a raison, il le sait, mais il ne peut pas convaincre. Et Orgon lui dit : "tu causes bien, tu es savant, mais tu sais quoi ? OSEF." Et toute discussion paraît s'enliser et se perdre, les débats et stratégies des libéraux contre l'ennemi ne mènent à presque rien. Le pire est peut-être le fait que Tartuffe n'est même pas un monstre, mais juste un type qui va se bagarrer pour survivre (ce qui le rend encore plus redoutable) et qu'on le comprend.
Plusieurs effets de mise en scène sont très puissants : le début, qui ressemble à un générique de série très classe. Les arrivées en scène des combattants (pareil que chez les Artpenteurs, la pièce est une série de combats ritualisés). Les lunettes blanches d'Orgon... J'ai ressenti un grand plaisir à voir la précision du jeu, le soin des détails, ambiances sonores et visuelles, lampes qui descendent, pas rythmés des combattants déboulant sur la galerie...
Marguerite m'a dit "c'est super sombre et oppressant". Et Rosa : "j'ai préféré Scapin. Il s'y passait plus de choses, on rigolait plus et ils sautaient partout"
Peut-être que c'est là la limite de cette mise en scène. Le texte nous glisse quand même que la pièce est sensée être drôle. Et Tartuffe ?, dit Orgon au récit de Dorine, et on voudrait rire, on rit même un peu, parce que Molière écrit des blagues, mais on ne se sent pas tout à fait légitimes. Plusieurs échanges sont du comique léger qui paraît déplacé dans cette ambiance violente. La scène de séduction ambigue entre Elmire et Tartuffe, qui repose sur du sous-entendu allusif, devient ici très très explicite, presque pornographique.
Le spectacle d'I.V.H est puissant, ténébreux, terrifiant parfois. Il insiste sur le côté sombre et angoissé de la pièce, sur notre impuissance face à l'hypocrisie et au mensonge. Et dans notre époque de doute, on ne rigole plus du tout.
Je conclus en citant la critique parue dans le Temps. Alexandre Demidoff, l'auteur, raconte très bien la scène initiale de la pièce, et j'ai retrouvé mes sensations dans son récit.
https://www.letemps.ch/culture/paris-une-messe-noire-un-tartuffe-present-vitriol
Devant vous, en prélude, la scène dans sa noirceur de cratère primordial. Avec ses ficelles, ses passerelles, sa machinerie. C’est là que Tartuffe naît chez Ivo van Hove, sur un air lancinant de sirène, à la lueur des flambeaux. Il est cet inconnu qui s’arrache à nos ténèbres. Un oiseau de proie orphelin de son ciel. Des mains s’affairent autour de lui. Ce sont des mains aveuglées. Elles le déshabillent. Elles le purifient. Elles plongent dans une bassine cet éphèbe maigre comme un rapace en hiver. Elles le rhabillent. Le cravatent. C’est un diable, au fond, porté sur des fonts baptismaux par ceux-là même qu’il va ruiner, comme s’il était l’émanation d’un milieu pusillanime jusqu’à l’inconscience.