12 février 2025

Le lac de création - Rachel Kushner


Ca se passe en Guyenne, dans le sud-ouest de la France. Sadie, une ancienne agente du FBI virée pour magouilles et devenue indépendante est engagée par de mystérieux commanditaires pour infiltrer une communauté d'activistes installée près de la future mégabassine de Tayssac. Ce groupe des Moulinards (parce qu'installés à la ferme du Moulin), plus ou dirigés par Pascal, un chef charismatique, vit et étudie la pensée de Bruno Lacombe, un disciple de Debord qui a disparu de la circulation et vit dans une des nombreuses grottes du coin.

Sadie va rencontrer toutes sortes de personnages, des militants plus ou moins barrés, plus au moins solides, étudier la pensée de Lacombe, se comporter de façon drôle et cynique. On verra apparaître dans le récit des références amusantes à la culture française vue des Etats-Unis, avec caméro de Michel H. (écrivain connu) et un personnage amusant d'homme politique franco espagnol unanimement considéré comme un sale traître. Certaines scènes sont très belles : des moments suspendus dans la maison vide où Sadie se planque, les flux de pensées et de souvenirs qui traversent cette bizarre anti-héroïne, la rencontre avec le vieil homme au bord du lac...

Le roman est écrit avec beaucoup de talent, on a envie de savoir ce qui se passe, je me suis intéressé à ses personnages, l'autrice amène très bien son univers. Parce que, oui, même si ça ressemble à des choses, à des situations que vous connaissez et oui, même si Rachel Kushner est très bien documentée et connaît les endroits dont elle parle, l'ensemble du roman se déroule dans un univers de fiction. Les lieux sont imaginaires, les personnages aussi, c'est la construction d'un petit monde entre paysans et militants, histoire de la gauche radicale française, américaine aussi, avec des détours par le cinéma italien, des théories sur la préhistoire... Cette création d'un monde de lieux, de personnages et de relations est l'aspect le plus attachant et intéressant du livre à mon goût. 

Je me demande par contre ce qu'en pensent les personnes concernées par ces portraits, notamment les paysans et les militants des endroits comme le fameux Moulin (inspiré clairement du groupe de Tarnac). Est-ce le portrait est juste ? Ou est-ce simplement une fantaisie écrite par une bourgeoise qui joue ? Ce livre est-il autre chose qu'une distraction ? Je ne sais pas répondre à ces questions.

J'ai lu ce drôle de bouquin après avoir entendu l'autrice durant une conférence à la fondation Jan Michalski. J'ai admiré le talent professionnel des écrivain.e.s américains : Rachel Kushner parle bien, elle est drôle, a un discours rodé qui laisse passer ce qu'il faut de sincérité. Le texte est très maîtrisé, le roman bien construit, "c'est très bien fait", comme on dit. Est-ce ce que je recherche dans la littérature ? A tout le moins, cette lecture m'a fait penser.

10 février 2025

Le bizarre incident du chien pendant la nuit - au TKM

Ce spectacle au titre à rallonge raconte une histoire située dans une classe moyenne anglaise des années 90. Christopher, 15 ans, découvre le chien de sa voisine mort, transpercé par une fourche de jardin, et il décide d'enquêter. Christopher est autiste et vit tout seul avec son papa. Il aime les maths, les ordinateurs, sont rat Toby et fréquente une institution pour handicapés. Il n'aime pas le jaune, le bruit ni qu'on le touche. Son enquête va le lancer de drôles d'aventures.

Le plus faible élément de ce spectacle est le récit qui en sert de base. L'histoire est plutôt intéressante, mais elle tourne un peu à "l'autisme 101, cours pour débutants" et j'aurais aimé que Christopher soit un peu moins cliché et un peu plus que "un garçon autiste", même si le mot n'est jamais prononcé (je crois). 

Ca n'empêche pas le spectacle, lui, d'être très bon, avec une idée de théâtre dingue : avoir neuf acteurs en permanence sur scène, jouant une trentaine de personnages et représentant, par des mouvements de groupe, les états psychologiques internes de Christopher. Le décor, composé de cubes et de murs, est mouvant, très simple et très visuel, constituant toutes sortes de cadres dans lesquels on voit se déployer l'esprit et la vision du protagoniste. La scénographie est bourrée d'idées très fortes, dont ce plafond lumineux (qui permet de jouer à Tetris). Certaines scènes de groupe, celle de la gare ou du métro, permettent de toucher très juste les angoisses de la foule dans lesquelles Christopher se trouve pris et tout le passage du voyage est un grand moment héroïque et épique. J'ai aimé en particulier le moment où le personnage est dans le train où on est émerveillé par ce qu'on voit par la fenêtre (alors qu'il n'y a sur scène ni train, ni fenêtre - c'est pour ça que j'aime tant le théâtre).

La pièce fait salle comble au TKM, à raison : c'est du théâtre narratif d'un très haut niveau, avec des actrices et acteurs très beaux. Mention particulière à Simon Bonvin qui parvient à nous faire croire presque deux heures durant qu'il a quinze ans.

La programmation du TKM nous plaît vraiment beaucoup.