26 novembre 2015

Les mauvais jours finiront

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Le Ministre de l'Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie débat avec la porte-parole de la Coordination des Écoliers de Sapporo. Il explique que, avec la crise, il est impossible d'engager plus de professeurs mais que son nouveau plan va permettre de reverser dans les classes les enseignants qui se sont arrangés pour faire autre chose que leur métier. 
La jeune fille le coupe. Elle est grande pour son âge, sa peau est pâle et ses yeux ne sont que très peu bridés. Elle porte un uniforme à la jupe raccourcie, des couettes et un maquillage sombre, une provocation hentai qui met le politicien mal à l'aise. Elle dit : « vous êtes un crétin et un izarik. Nous nous fichons de votre réforme, ou du nombre de professeurs. Mais nous ne vous laisserons pas faire à Yirminadingrad ce que vous avez déjà fait à la Balkhyrie ! » Le ministre prend la couleur de la lune, il n'a aucune idée de ce dont parle son interlocutrice. 
Les mauvais jours finiront, in Tadjélé (éditions dystopia workshop)

17 novembre 2015

Schumann

La musique de Schumann est/a été/aurait pu être/aurait voulu être. Il faut accepter d'imaginer, accepter l'inaccompli. Les promesses, les esquisses, les suggestions. L'esprit a à peine le temps de se construire une aventure qu'on est passé à autre chose. On hésite, on s'engage, juste assez pour tout voir, tout entendre, puis on glisse pour partir ailleurs. Des symphonies entières sont repliées dans quelques phrases pour piano.

L'orchestre construit pourtant une belle façade, avec feu et souffle, un concerto romantique en trois mouvements, et un moment on peut y croire, quelques minutes durant (la musique, c'est du temps). Mais déjà, à l'intérieur, derrière les belles images, les pensées et les doutes reprennent, et si... et si... Faisons beau, faisons clair, soyons dans le genre, et que tout sonne joyeusement, mais pendant ce temps, à l'intérieur, le piano se recroqueville, se replie et cherche, cherche encore, tous ces chemins qu'on aurait pu parcourir, tous ces chemins qu'on prendra peut-être, un jour, ensemble.

Notes prises après le concert du 16 novembre 2015 de l'orchestre de chambre de Lausanne, direction Joshua Weilerstein, Cédric Pescia au piano. Concerto pour piano op 54 de Robert Schumann.

L’écran de login brille avec insolence. Mot de passe ? Elle renverse la tête en arrière, geste dérisoire pour détendre son dos et sa nuque durcis. Yeux clos. Des ronds de lumière grandissent puis disparaissent sur l’écran noir de ses paupières. Tout est là. En elle. Elle n’a même pas besoin de se reconnecter, les synapses ont rétabli les liens, elle navigue dans les rapports, sentiments, les émotions, les données numériques. Elle peut voir Bronner. Elle le voit. Avec une précision parfaite. Ses fines lunettes, ses mains de jardinier, la légère palpitation des tendons de son cou pendant qu’il parle. Elle entend sa voix, la ressent vibrer dans ses os tandis qu’elle est appuyée contre lui, sous la pluie, entre les orangers en pot. Les mains de Charlotte se posent sur le clavier comme des oiseaux. Elle sent Bronner, tout proche. Artificiel. Une marionnette dans son esprit. Un costume dans lequel elle se glisse. Il faut faire bouger les mains de la marionnette. En accord parfait avec le personnage. En accord avec celui qu’ils appellent « José ». Elle entend de la musique. Des notes de piano qui tombent sur la surface de l’eau. Un ciel d’outre Rhin, rayé de nuages… Images d’un voyage ancien, souvenirs d’une musique entendue en un temps heureux. Il est heureux/elle est heureuse, la vibration des accords se prolonge jusque maintenant, dans ses poignets. Robert Schumann. Bronner/Charlotte a appris à jouer ces morceaux. Une musique rêveuse, difficile, ça ne coule pas sous les doigts, tu sais ? Il/elle reconnaît les accords, ils lui sont toujours à l'esprit au moment d'insuffler le mot de passe, une pensée, un instant de bonheur : Les scènes d'enfance du pianiste à neuf doigts, sixième partie.


(c) Sébastien Maloron




13 novembre 2015

La glace et le ciel -- Luc Jacquet

La glace et le ciel est un documentaire biographique retraçant l'incroyable carrière de Claude Lorius, glaciologue français spécialisé dans l'histoire du climat. Ses travaux ont contribué à la publications d'articles retentissants dans Nature en 1987 (voici le premier d'entre eux) établissant de manière très forte le lien entre taux de CO2 et température.



Évacuons tout de suite les gros défauts de la bobine : il y a de bien belles images contemporaines sur une musique ploum ploum ploum, qui ne servent globalement à rien. On voit Claude Lorius en gros plan, c'est un beau vieux monsieur, mais on dirait que Luc Jacquet l'a juste posé là dans les décors comme une potiche, c'est assez gênant. D'autant que la voix off, censée être la sienne, n'est pas la sienne. Le texte, enfin, dit beaucoup "je", ce qui se justifie quand il s'agit d'opinions ou d'informations sur la situation personnelle du scientifique, et moins quand il s'agit de recherche scientifique où le "nous" est quand même beaucoup plus juste. 


Ça n'enlève rien à la carrière scientifique de Claude Lorius. L'essentiel du film se base sur des images d'archives, moins léchées mais au combien plus passionnantes que les belles photos de livres d'images vues précédemment. Ces vieux films habilement montés nous racontent les expéditions antarctiques de Lorius dans les années 50 à 80. Les images tournées alors ont été curieusement sonorisées (à l'époque on n'enregistrait pas les sons), ça m'a choqué au début puis on s'y fait, d'autant qu'on n'entend pas les voix, juste des échos. On y voit l'hivernage à la base Charcot de 1957, des images de traversées polaires, l'établissement du premier camp au dôme C (site de la future station Concordia), les C-130 décollant de la glace à coups de fusées, les systèmes de forage, tout cela est magnifique. Et, en point culminant, d'extraordinaires images de la base Vostok qui m'ont mis la larme à l’œil. L'aspect scientifique du discours n'est pas évacué, ni les difficultés et souffrances des recherches et la relation d'amour violent qui lie l'homme au continent blanc. 
J'ai été aussi touché par le passage du temps sur le visage d'un homme traversant le siècle.

J'aurai vingt-trois ans pour toujours.

PS : les personnes intéressées parle sujet pourront lire:
Vostok, le dernier secret de l'Antarctique aux éditions Paulsen, de J.R. Petit, collaborateur de Claude Lorius, qui relate avec précisions et chaleur les recherches scientifiques conduites à Vostok et éclaire la trajectoire de Lorius.
Enterrés volonaires au coeur de l'Antarctique, documentaire de Djamel Tahi qui présente les images de l'hivernage à Charcot de 1957 (sans les bruits) commentées par Claude Lorius et Roland Schlich en 2008.

05 novembre 2015

Youth — Paolo Sorrentino

Deux vieux messieurs de 80 ans, Fred Ballinger le fameux compositeur et chef d’orchestre, et Mick Boyle, le célèbre réalisateur, passent quelques semaines de vacances dans un hôtel de luxe un peu vieillot des Alpes suisses, font des blagues caustiques, prononcent des aphorismes bien sentencieux, parlent de leurs soucis de santé, discutent avec certains autres résidents, se confrontent à des petits problèmes de famille et regardent venir la mort.


Il ne se passe pas grand-chose d’autre dans Youth et c’est pourtant un film superbe, un lent chemin d’images et de musique, une composition presque symphonique pour cinq ou six personnages, tous pris à un tournant de leur vie. Sorrentino les aime tous, se moque d’eux et de leurs travers avec tendresse et leur offre à chacun une voie vers la beauté.







J’ai été particulièrement sensible à la plastique du film, à son jeu avec les corps et les visages, jeunes ou vieux, magnifiés par le regard du cinéaste. Et par dessus tout ça, le plaisir jamais déçu d’entendre la voix et l’accent merveilleux de Sir Michael Caine.