Quelques réflexions inspirées par la lecture des soldats de la mer (et de quelques autres livres récents)
Je lis des livres que je classe comme des romans. D'autres comme des recueils de nouvelles. Comment classeriez-vous les livres suivants ?
(je suis un peu injuste envers mes lecteurs de parler de Wastburg. Parce que le livre n'est pas publié. Mais ce que j'en dis suffira, j'espère, à étayer mon propos)
Revenons-y un instant :
Dans Yama Loka, on a 3 fois 7 textes parlant tous, de près ou de loin, de la cité de Yirminadingrad, en Europe de l'Est, au tournant du millénaire. Il n'y a aucun arc narratif reliant les textes même si la position de certains d'entre eux dans le recueil a son importance et que le recueil est ordonné. Les informations et les visions présentées de la ville sont incohérentes : parfois Yirminadingrad paraît être une ville ultra moderne à la façon de Londres ou Berlin, parfois c'est le théâtre d'une guerre civile, d'une avant-garde artistique, d'une catastrophe...
Dans l'archipel du rêve, une dizaine de textes prennent place dans ce lieu précis de l'imaginaire de Christopher Priest. Un univers en marge d'une certaine Europe des années 60, des îles, des contingents inconnus mais reliés d'une façon ou d'une autre à notre monde (de quelle façon ? Tout est là...). Là aussi, les textes ne sont pas tout à fait cohérents. Dans l'un d'entre eux, la guerre est censée avoir commencé il y a des siècles, dans d'autres elle paraît plus récente. Selon certains textes elle a lieu sur le continent Nord ou alors sur le continent Sud, etc.
Dans les soldats de la mer, ont lit plusieurs dizaines de récits mettant en scène des soldats de la Fédération. Un certain flou quant à l'univers subsiste dans certains textes (le tout premier, ainsi que l'histoire des engoulevents) : le récit pourrait porter sur des guerres oubliées de notre Europe, ou de la Vieille Europe (je reparlerai un jour de ce concept). Pour le reste, un para-texte (les extraits des chroniques de la Fédération), des allusions dans le cours des textes ainsi que le texte de conclusion mettent en place l'histoire d'un monde alternatif, celui de la Fédération, qui est clairement une Europe imaginaire, parallèle, sans christianisme, une sorte d'uchronie onirique.
Dans Wastburg, on a aussi une quinzaine de nouvelles mettant tous en scène des soldats de la garde de Wastburg. Leurs petites aventures, plus ou moins minables, donnent un long aperçu de la ville. Et là, contrairement aux livres précédents, on a une structure romanesque habile puisque, à travers la multiplication des points de vue, on aperçoit une intrigue plus générale de laquelle les personnages principaux n'ont qu'une vision partielle.
Je distingue un point qui rapproche ces quatre livres, et qui les sépare d'un recueil comme Janua Vera, de J.P. Jaworski. Janua Vera est un recueil de nouvelles toutes situées dans le même monde médiéval fantastique "classique". Les nouvelles sont intéressantes pour elles-mêmes et le livre ne fait que les rassembler. En tous cas (on me détrompera peut-être), je ne distingue pas de projet d'ensemble auquel le livre pourrait correspondre. Les quatre livres que j'ai cités au-dessus ont un projet d'ensemble et une cohérence interne, qui est essentiellement liée au fait que les histoires qui les composent sont sises dans un même univers. (tiens, je pourrais rattacher la Cité des Saints et des fous, de Jeff Vandermeer, et aussi, peut-être, The Etched City, de Kirsten Bishop, dont le projet romanesque me paraît relâché, à côté de l'intérêt de chaque partie prise individuellement)
Voici ces projets, tels que je les comprends (ils sont d'un intérêt littéraire varié. Mon idée n'est pas ici de les classer, juste de les décrire):
Yama Loka : portrait d'un ailleurs qui est le reflet éclaté et brisé de notre monde. Un lieu qui concentre nos folies.
L'archipel du rêve : décliner un jeu sur la perception, les fantasmes et les façons dont nous saisissons la réalité. L'archipel, avec son éclatement, est le lieu des histoires et des mensonges et sans doute une forme de portrait intérieur de l'auteur.
Les soldats de la mer : développer la poésie du soldat hoffmanien. Bottes cirées, pistolets d'arçon, discipline, fières moustaches et fantômes. Projet secondaire : imaginer une autre Europe.
Wastbug : une sorte de roman noir de fantasy, mettant en jeu toutes les couches sociales, du plus grand aux plus petits, et insistant sur les plus pauvres, les minables et les imbéciles attachants.
Donc oui, ces quatre livres sont, techniquement, des recueils de nouvelles. Non, ce ne sont pas vraiment des romans (sauf peut-être Wastburg). Mais les qualifier simplement de recueils de nouvelles (à la façon des recueils de Maupassant, ou des Fictions de Borges, ou des nouvelles de Flannery O'Connor...) me paraît réducteur. Le terme fix-up ne correspond pas exactement non plus. Dans le titre de ce post, je parle de roman à facettes, histoire de proposer un nom, qui ne me satisfait pas moi-même.
D'où ces questions, chers lecteurs :
- voyez-vous le même point commun que moi entre les livres que je rapproche ?
- en connaissez-vous d'autres correspondant à cette définition ?
- oseriez-vous écrire "roman" sous le titre ? Ou alors "nouvelles" ? Ou avez-vous un autre terme à proposer ?
La question m'intéresse bien sûr dans un but très personnel, ne serait-ce que pour pouvoir décrire ce sur quoi je travaille en ce moment. "tu vois, ce sont des nouvelles, mais pas que. Elles sont liées les unes aux autres... Mais ce n'est pas vraiment un roman." Pour ajouter une petite note personnelle et rigolote : le livre CLEER a été sous-titré une fantaisie corporate: 1) parce que c'était un terme rigolo. 2) parce que sinon il aurait fallu écrire "roman" sous la couverture, et qu'une partie au moins des auteurs trouvait que ce serait tromper le lecteur.
Dans un prochain post, je m'efforcerai de parler de la Vieille Europe, un autre concept qui m'est cher.