Gagner la guerre m'a tellement plu et intéressé que j'ai enchaîné - en numérique - sur le roman suivant de Jean-Philippe Jaworski, Même pas mort.
On est là bien sûr dans un grand classique de l'heroic fantasy (à rapprocher d'un autre, que j'aime bien, par un petit francophone débutant). Bellovèse, fils de Sacrovèse, devenu roi de ses propres mains, évoque au crépuscule de sa vie sa carrière de héros massacreur d'ennemis. Ce sera une trilogie (ben oui), il y a plein de rois, des royaumes, de druides, de prophéties plus ou moins ratées, de guerres, de dieux, et surtout, le signe ultime de la fantasy : des noms impossibles à retenir, à la pelle. On constate donc que monsieur Jaworski se la joue facile.
Trêve de blagues, Même pas mort est un tour de force. Une plongée dans le monde des royaumes celtes de la Gaule pré-romaine, avec ses héros, ses bêtes et ses dieux. A la fois roman historique, par la précision archéologique des reconstitutions - tout comme dans Gagner la guerre, Jaworski sait nous faire voir et sentir les maisons, les paysages, les rochers, forêts et plongée dans l'imaginaire des temps. On voit le monde, avec sa magie et ses puissances tel que devaient le voir nos anciens, on saisit et on comprend le raffinement d'une civilisation basée sur le droit, l'honneur et la parole. Même pas mort est au roman historique ce que l'Histoire du début du 21ème siècle est à celle des temps précédents. Nourris par les incroyables progrès de l'archéologie, les historiens s'intéressent maintenant surtout aux structures des sociétés, aux éléments de la vie quotidienne, à la manière dont nos prédécesseurs voyaient leur monde...
Par dessus tout cela se greffe une belle oeuvre littéraire : un récit emmêlé comme des entrelacs celtiques, suivant les chemins du temps et de la mémoire, traversé par les dieux -qu'on peut percevoir dans le roman aussi bien comme des chimères de l'imagination que comme des puissances résidant dans une sorte d'espace psychique... L'autre grand point fort de Jaworski, c'est la langue. Lyrique ou familière selon les nécessités, riche et glaiseuse comme les lourdes terres imbibées du sang des batailles... fantastique et fantomatique quand les morts apparaissent et hantent les vivants. Certains passages où se mêlent enfance et âge adulte, passé présent et futur, où les blessures à venir taraudent le corps de l'homme en formation, m'ont fait faire "Waow !". Même la procession des noms, Bellovèse, Sacrovèse, Ocio, Suobnos, Sumarios, Uelorix, Dannissa, Ambigat... dégage sa propre musicalité, qui nous emmène dans ce monde radicalement étranger.
Malgré toute l'admiration que j'ai pour ce travail, je ne peux retenir certaines réserves. En premier lieu, une envie parfois un peu trop lourde, de "faire voir" - encore une trace du passé rôliste ? Dans quelques paragraphes, rares heureusement, j'ai senti le retour pas parfaitement digéré de l'immense documentation accumulée par l'auteur.
Ensuite, un sentiment de trop long. Que raconte réellement ce premier tome ? Fallait-il vraiment 300 pages aussi denses pour dérouler une intrigue dont l'essentiel est résumé sur le quatrième de couverture ? Restent bien sûr le cadre, extraordinaire, l'atmosphère, le détail de l'action (chez Jaworski, franchir une rivière glacée devient un grand moment épique)...
Enfin, à aucun moment je n'ai vraiment eu d'empathie pour les personnages, ces brutes hâbleuses et lointaines. Benvenuto Gesufal était une crapule, un fantasme, mais je l'aimais bien, il me faisait rire et il m'est arrivé de le prendre en pitié, si, si. Bellovèse m'intrigue, mais il est si riche d'orgueil qu'il n'a pas réussi à attirer ma sympathie.
Que ces réserves ne vous empêchent pas de plonger dans ce chaudron étonnant. Ce roman est une tentative audacieuse et folle, qui joue dans une cour littéraire de très haut niveau. Faire vivre, à travers la littérature, une époque engloutie, ses douleurs, ses ses joies, ses vivants et ses morts. Rien que ça.
PS : et je ne suis pas parvenu à placer dans ce billet déjà long l'aspect "récit d'enfance", très important - comment comprendre autrement le titre ? La très longue troisième partie nécessiterait des développements à elle seule...