La musique de Schumann est/a été/aurait pu être/aurait voulu être. Il faut accepter d'imaginer, accepter l'inaccompli. Les promesses, les esquisses, les suggestions. L'esprit a à peine le temps de se construire une aventure qu'on est passé à autre chose. On hésite, on s'engage, juste assez pour tout voir, tout entendre, puis on glisse pour partir ailleurs. Des symphonies entières sont repliées dans quelques phrases pour piano.
L'orchestre construit pourtant une belle façade, avec feu et souffle, un concerto romantique en trois mouvements, et un moment on peut y croire, quelques minutes durant (la musique, c'est du temps). Mais déjà, à l'intérieur, derrière les belles images, les pensées et les doutes reprennent, et si... et si... Faisons beau, faisons clair, soyons dans le genre, et que tout sonne joyeusement, mais pendant ce temps, à l'intérieur, le piano se recroqueville, se replie et cherche, cherche encore, tous ces chemins qu'on aurait pu parcourir, tous ces chemins qu'on prendra peut-être, un jour, ensemble.
Notes prises après le concert du 16 novembre 2015 de l'orchestre de chambre de Lausanne, direction Joshua Weilerstein, Cédric Pescia au piano. Concerto pour piano op 54 de Robert Schumann.
L’écran de login brille avec insolence. Mot de passe ?
Elle renverse la tête en arrière, geste dérisoire pour détendre son dos et sa
nuque durcis. Yeux clos. Des ronds de lumière grandissent puis disparaissent
sur l’écran noir de ses paupières. Tout est là. En elle. Elle n’a même pas
besoin de se reconnecter, les synapses ont rétabli les liens, elle navigue dans
les rapports, sentiments, les émotions, les données numériques. Elle peut voir
Bronner. Elle le voit. Avec une précision parfaite. Ses fines lunettes, ses
mains de jardinier, la légère palpitation des tendons de son cou pendant qu’il
parle. Elle entend sa voix, la ressent vibrer dans ses os tandis qu’elle est
appuyée contre lui, sous la pluie, entre les orangers en pot. Les mains de
Charlotte se posent sur le clavier comme des oiseaux. Elle sent Bronner, tout
proche. Artificiel. Une marionnette dans son esprit. Un costume dans lequel
elle se glisse. Il faut faire bouger les mains de la marionnette. En accord
parfait avec le personnage. En accord avec celui qu’ils appellent
« José ». Elle entend de la musique. Des notes de piano qui tombent
sur la surface de l’eau. Un ciel d’outre Rhin, rayé de nuages… Images d’un
voyage ancien, souvenirs d’une musique entendue en un temps heureux. Il est
heureux/elle est heureuse, la vibration des accords se prolonge jusque
maintenant, dans ses poignets. Robert Schumann. Bronner/Charlotte a appris à
jouer ces morceaux. Une musique rêveuse, difficile, ça ne coule pas sous les
doigts, tu sais ? Il/elle reconnaît les accords, ils lui sont toujours
à l'esprit au moment d'insuffler le mot de passe, une pensée, un instant de
bonheur : Les scènes d'enfance du pianiste à neuf doigts, sixième partie.
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(c) Sébastien Maloron |