16 avril 2015

Le Grand Nulle Part - James Ellroy

Mon troisième Ellroy (après celui-ci, et celui-ci). J'ai envie de dire, c'est pareil : crimes sordides comme dans le Dahlia noir, intrigues à tiroirs tordues comme dans American Tabloid, des hommes virils, paumés, jetés dans des affaires qui les dépassent plus ou moins et sur lesquels ils surfent comme ils peuvent.
Alors oui, c'est pareil, mais c'est très bon. L'intrigue ici mêle trois flics, un jeune fan de procédure légale à l'esprit brillant, un ambitieux revenu de la guerre et, le plus attachant des trois, Buzz Meeks, truand, fourgue, arrangeur de coups tordus, un type qu'on devrait détester et qui, finalement... Ces trois-là sont mêlés à une intrigue mêlant crimes sexuels avec mutilations et chasse aux rouges dans le monde des studios, les deux sujets séparés se rejoignant élégamment.
C'est un vrai roman policier, avec chasse au coupable et révélation finale, un vrai portrait d'époque (les scènes d'interrogatoires de gauchistes par des flics sans scrupules sont tout à fait horribles...), un vrai roman de personnages, qu'ils soient principaux ou secondaires (je pense à Felix Gordeau, Reynolds Loftis, la Reine Rouge Claire De Haven, le terrifiant Dudley Smith...). C'est foisonnant, fascinant, fiévreux, frénétique, emporté, sombre, terrifiant, et j'adore. La manière de mêler véritables affaires (le meurtre de Sleepy Lagoon) et personnages de fiction, les thèmes abordés (la loyauté, l'engagement, le jazz, l'homosexualité...), les portraits de personnages...
Je crois que ce qui me fait accrocher aux livres d'Ellroy, c'est son talent à construire des personnages principaux qui commettent parfois des horreurs mais qui ont pour la plupart une forme d'éthique, de sens du bien. Dans ce monde compliqué et torturé, les héros d'Ellroy, à leur façon, sont les bons. Dans celui-ci, j'ai adoré suivre notamment les évolutions du personnage de Buzz Meeks, que je détestais dans la première moitié du roman avant de me surprendre à l'apprécier.

03 avril 2015

Rainbows End - Vernor Vinge

La Californie, dans une trentaine d'années. Nos smartphones n'existent plus, remplacés par des vetinfs (vêtement informatisés ?), toute une nébuleuse de capteurs et de processeurs que nous portons sur nous, jusqu'à nos lentilles de contact, qui nous plongent dans un monde ultra connecté, en réalité augmentée, géré par le système d'exploitation Epiphany. Ces couches informationnelles ajoutées au monde que nous connaissons entraînent des évolutions sociales intéressantes : fluctuations ultra-rapides des idées, affiliances, cercles de croyance (personnes regroupées par une vision commune de l'univers, qu'elle soit religieuse ou basée sur des oeuvres de fiction)...
Robert Gu était universitaire et poète à la fin du XXème siècle, un homme brillant et méchant, dévoré par la maladie d'Alzheimer. Mais les miracles de la médecine, et les traitements personnalisés, l'ont sorti de sa dégénérescence et ont rajeuni son corps. Il reprend conscience du monde qui l'entoure dans ce nouveau monde où il n'est qu'un newbie maladroit qui se voit enseigner les bases de l'interaction par sa petite fille Miri, treize ans. Bien malgré lui, il se verra entrainé dans une intrigue bizarre, avec un diable tentateur (le Mystérieux Etranger) et des enjeux liés aux bibliothèques universitaires et aux labos de bio-ingénierie de la région qui le dépassent...
Rainbows end (la fin des arcs-en-ciel, et non le pied de l'arc-en-ciel, même si on peut supposer que le double-sens est voulu) est le nom d'une maison de retraite, rappelant au lecteur et aux personnages que malgré les miracles des technologies les hommes restent des êtres finis. Malgré son univers déroutant, très pré-singularité, le roman est tout à fait accessible et facile à lire, en plus d'être une des anticipations les plus profondes et crédibles de ce que pourrait être un monde où les flux d'informations sont mille fois ce qu'ils sont maintenant. Les idées fusent dans tous les sens, le roman explore la vie intime, la vie scolaire, les relations de pouvoir, le hacking, les virus, la sécurité, les jeux, comme une plongée dans ce futur hyper-californien, assez optimiste malgré le terrorisme et les fous qui pullulent.
Une intrigue d'espionnage assez intéressante sert de fil rouge à cette plongée, même si je la trouve un peu trop liée à la famille Gu et pas assez développée dans ses implications - j'aurais aimé en savoir plus sur ses tenants et aboutissants (et je ne demande même pas l'identité du lapin...).  Je suis également surpris par la totale absence dans le livre de toute dimension sexuelle. Les personnages s'intéressent à la science, à leurs études, à leurs problèmes familiaux, mais les corps - quand ils ne sont pas malades - paraissent tout à fait absents de leurs préoccupations. Est-ce un oubli volontaire de la part de l'auteur, ou bien un point aveugle ?
Si on pense qu'un des buts de la science-fiction est de provoquer des vertiges, Rainbows end est une grande réussite. Bourré d'idées, facile d'accès, avec des personnages plutôt bien écrits, ce roman de Vernor Vinge nous emmène loin.

C'est un peu une coïncidence qui m'a fait lire Rainbows end en même temps que Zendegi. Si leurs thèmes profonds diffèrent beaucoup (le Vinge comprend notamment toute une dimension méta-littéraire), les deux romans tentent d'offrir une prospective crédible à 20 ou 30 ans, accompagnée d'une description intéressante de certaines évolutions technologiques et de leurs conséquences sociales. Zendegi est un roman plus simple que celui de Vinge, plus direct et aux enjeux me paraissant plus crédible. Le Vinge a pour lui un foisonnement, une grande richesse de vocabulaire et de créations. Les deux livres ont en commun leur grande facilité d'accès, leur fausse simplicité, et le plaisir d'offrir une grande stimulation intellectuelle. La science-fiction est bien vivante !

La blbiothèque Geisel, un des lieux centraux du roman. Assisté de servomoteurs.

02 avril 2015

Rosa, T1 - François Dermaut

Une lecture de BD, inspirée par l'ami Gromovar.

La France de la IIIème république, à la campagne. Rosa, une belle brune sérieuse, est mariée à Mathieu, bien plus vieux qu'elle et bien malade. Un soir d'ivresse dans la taverne que tient la jeune femme, les hommes du pays en viennent à parler de virilité, et à chercher à savoir qui parmi eux à le coup de rein le plus vigoureux. Querelle d'ivrognes, querelle d'honneur, cette bande imbécile fait de cette question l'enjeu d'un pari idiot. Les enjeux montent, des participants se joignent, mais qui pourra juger ? 
Rosa est ruinée, elle a besoin d'argent pour venir en aide à son mari, elle se propose dans le rôle de juge, acceptant les coucheries induites, mais à condition que les choses se fassent à ses conditions. Le livre raconte l'aventure bizarre de cette femme engagée sur un chemin hors des clous du conservatisme social ambiant. On devine qu'elle en paiera le prix, cher (ce n'est qu'un premier tome sur deux) et qu'elle y trouvera une certaine dignité et peut-être une forme de liberté ?

Je trouve très amusante la fraternité de sujet et de noms avec le Rosa de Maurice Pons, puisque dans les deux récits on a une tavernière fort jolie qui se retrouve à faire le bonheur des hommes, dans une société bien corsetée. Mais là où le récit de Maurice Pons est une fantaisie érotico-militaire (si, si) (et un chef d'oeuvre), le Rosa de Dermaut est un récit social et réaliste, pas dépourvu toutefois de caricatures ni d'humour.

Le récit est long, bien mené, avec des personnages bien plantés. Comme le dit Gromovar, on y retrouve l'atmosphère lourde et campagnarde de certains textes de Maupassant, cruauté comprise. Les personnages sont intéressants et se dévoilent plus ou moins, certains portant d'intéressants secrets.

Je suis toutefois plus réservé que lui sur certains points. Si le récit traite du sort d'une femme il me semble qu'il reste un récit d'homme, dimension érotique comprise - l'érotisme y étant entièrement dans le sujet, les scènes de lit ayant lieu, époque oblige, en chemise. Les passages en voix off de la narratrice, souvent lourds et explicatifs, sonnent un peu faux et réduisent l’ambiguïté. Qu'en penseront les lectrices ?