23 octobre 2025

Le roi en jaune - Robert W Chambers

Le roi en jaune est un élément vicariant de la mythologie lovecraftienne. Les nouvelles qui constituent ce recueil sont plus anciennes que les textes de HPL (1895) et ont été écrites par un riche Américain ayant étudié les arts à Paris.

Le plus fascinant dans tout ça, pour moi, c'est la façon dont ces textes se sont retrouvés à faire partie d'une sorte de "canon" culturel de textes fantastiques (avec certains écrits d'Arthur Machen, de Lord Dunsany ou d'Ambrose Bierce) parce qu'ils ont été des inspirations pour Lovecraft. Et ainsi, annexés à cet univers fantastique flexible qu'est le mythe de Cthulhu, voici Chambers, qui n'en demandait sans doute pas tant, devenu une célébrité pour les fans du mythe (dont je suis).

Le roi en jaune sert d'inspiration à plusieurs scénarios et campagnes pour l'AdC. Impossible landscapes, Tatters of the King ou bien le septième chant de Maldoror. C'est aussi une des influences de la première saison de True Detective que j'ai donc envie de revoir parce que, justement, en ce moment je suis dans un trip in yellow.

J'en ai donc profité pour relire le recueil.

Les histoires du roi en jaune mettent en scène des artistes bourgeois dans le Paris ou le New York des années 1890. Les quatre premiers récits sont fantastiques et reliés par le thème du fameux roi en jaune, la pièce de théâtre dont la lecture plonge dans la folie. Le quatrième, la demoiselle d'Ys, est une médiévalerie bretonne et les suivantes sont des récits plus "réalistes", trop sirupeux à mon goût.

Le romantisme décadent de Chambers est plein de jeunes hommes tourmentés et de pures jeunes filles, qu'elles soient de bonne famille (comme Geneviève) ou plus vulgaires, comme la modèle sexy du peintre dans le texte "le signe jaune". La sexualité est hyper esthétisée et à la fois très présente et cachée sous le tapis.

Les quatre contes fantastiques du cycle du "roi en jaune" sont tout de même de bons textes et je comprends comment ils ont pu inspirer HPL. Ils contiennent chacun, à leur manière, de bonnes doses de bizarreries déroutantes, de personnages grotesques, de folie rampante. Leurs incohérences, leur réalisme flottant, leurs idées surprenantes donnent un vrai plaisir de lecteur. Et, tout au centre, comme un murmure encore plus bizarre, flotte cette fameuse pièce de théâtre dont la lecture ébranle les esprits et dont les personnages et les visions hantent les narrateurs.

D'une certaine manière, tout se retrouve dans ce paragraphe de la nouvelle "le restaurateur de réputations". Tout un souffle d'idées, d'histoires, dans ces quelques phrases.

Pendant ma convalescence, j'avais acheté et lu pour la première fois Le Roi en jaune. Je me rappelle qu'après avoir terminé le premier acte, je compris que je ferais mieux d'arrêter. Je me levai et jetai le volume dans la cheminée; il heurta le foyer et s'ouvrit en tombant dans le feu. Si je n'avais pas entrevu le début du second acte, je n'aurais jamais terminé le livre, mais quand je me baissai pour le ramasser, mes yeux ne purent se détacher de la page ouverte, et avec un cri de terreur, ou peut-être de joie si poignante que chacun de mes nerfs en fut torturé, j'arrachai le volume au foyer et, tremblant, je regagnai ma chambre, où je le lus et le relus, pleurant, riant, frémissant d'une terreur qui par moments me prend encore aujourd'hui. C'est cela qui continue à me préoccuper, car je ne peux oublier Carcosa où le ciel est parsemé d'étoiles noires, où l'ombre des pensées des hommes s'allonge dans l'après-midi, où les soleils jumeaux s'enfoncent dans le lac de Hali, et mon esprit sera toujours hanté par le souvenir du Masque blême. Je prie Dieu de maudire l'auteur, comme lui-même a apporté au monde la malédiction de cette œuvre à la beauté prodigieuse, terrifiante dans sa simplicité, irrésistible dans sa vérité, un monde qui aujourd'hui tremble devant le Roi en jaune. Quand le gouvernement français saisit les traductions qui venaient d'arriver à Paris, Londres, évidemment, devint impatient de lire le livre. On sait comment il se répandit comme une maladie contagieuse, de ville en ville, de continent à continent, interdit ici, confisqué là, dénoncé par la presse et les Églises, censuré même par l'avant-garde littéraire la plus anarchiste. Aucun principe bien défini n'avait été violé dans ces pages maléfiques, aucune doctrine présentée, aucune conviction offensée. Aucune norme connue ne permettait de le condamner, et pourtant, bien que l'on dût reconnaître que Le Roi en jaune atteignait au degré suprême de l'art, tous sentirent que la nature humaine était incapable de supporter une telle tension.

Bref, ça vaut le coup de lire ces textes. Je me suis même commandé une autre édition du recueil (oui, bon, je sais, on dirait que je me comporte comme un des bourgeois esthètes des récits, well...). J'ai la Malpertuis, qui est pas mal. Je vais me procuré celle de Callidor, avec des illustrations dedans.

Peut-être que je publierai un petit commentaire de l'intéressante campagne des Oripeaux du roi, dont l'architecture et les personnages sont, à la fois, un écho intéressant à Chambers et une certaine originalité dans le monde du Jdr.

19 octobre 2025

La Taupe - John Le Carré

Il y a plusieurs générations de romans de JLC : les polars (l'appel du mort), les romans de guerre froid (la taupe, la petite fille au tambour, l'espion qui venait du froid, une petite ville en allemagne...) et les romans "modernes", très caustiques (une vérité si délicate, le tailleur de Panama...).
J'ai découvert l'auteur à travers ses bouquins modernes, puis quelques romans de guerre froide. 

J'avais essayé de lire La taupe en 2002, alors que j'étais déjà fan des romans caustiques de JLC, je n'avais pas du tout aimé et pensé que ce n'était pas pour moi. 

Jusqu'à ce que Sabrina C. m'offre l'appel du mort, un chouette polar sur fond d'espionnage où apparaît George Smiley. Ca m'a fait plonger dans les histoires de George Smiley qui se passent autour des personnages du "Cirque". J'ai lu les gens de Smiley, qui est top, et relu la taupe, qui est un chef d'oeuvre.

Le pitch en est très simple : George Smiley, espion à la retraite, est chargé par un officiel de trouver qui, à la tête de l'agence d'espionnage du Royaume Uni, est le traître qui livre des secrets à l'Union Soviétique. Smiley va lire des dossiers, causer avec des gens, lire d'autres dossiers, causer encore, visiter ses propres souvenirs, aller à Oxford, penser à sa femme Ann, se faire moquer par des gens et finir, presque désolé, par démonter le mystère.

Pluie, Angleterre, manteaux gris, gens très humains, administrations plus ou moins bien gérées... Le décor n'est pas glamour. Smiley n'est pas glamour non plus. Et le roman est brillant.

D'abord, comme je l'ai dit sur les réseaux, parce que comme dans un bon bouquin de SF, on est transporté sans explication dans un autre monde, différent, dont on découvre les règles sur le tas. Ce monde est sans doute imaginaire (même si JLC a fréquenté le monde du renseignement, il a tout inventé sur le Cirque) mais tout sonne vrai et est sans doute vrai à la façon dont la littérature insuffle la vérité.

Ensuite parce que l'écriture nous emmène dans un labyrinthe de paroles, de pensées, de souvenirs. Qu'on parle de la vie qui passe, de la jeunesse, des amitiés, des amours, que tous les personnages sont touchants (même les imbéciles), qu'ils ont leur raison, qu'on a envie de les aimer. En bon écrivain, JLC s'intéresse aux gens. Et, Smiley, peut-être le plus fragile de tous, qui mène contre Karla, son équivalent russe, une guerre cruelle, est lui aussi très humain et porte sur tous un regard très doux.

La taupe est bien sûr un roman d'intrigues et de mystères. Mais ce n'est pas le plus important (en relisant, je me souvenais très bien de qui était le coupable, je m'en fichais). C'est surtout un magnifique roman de la parole, de la pensée, de la mémoire.




Amerigo - Stefan Zweig


Je viens de finir de lire ce petit essai amusant qui raconte l’histoire du nommage de l’Amérique et le rôle compliqué qu’y a joué Amerigo Vespucci. Ce récit implique des documents imprimés vers 1500, l'usage de l'expression Mundus Novus et l'intervention d'une équipe d'humanistes de Saint-Dié, dont le fameux Walseemüller. 

Je ne sais pas à quel point me livre est encore à la page concernant cette question historique. Ce qui m’a touché c’est de voir l’écrivain, dans un monde déprimant (le livre date de 1941) passer du temps à raconter un truc pointu de manière sensible et amusante, un peu à la façon de Léo Henry dissertant sur Twin Peaks et Beverly Hills. Le texte est à la fois très bien écrit, savant, un peu fumiste parfois (le discours sur l'an 1000 au début), ironique et psychologique. Zweig déploie sa narration avec talent et humour, on le suit volontiers dans ses rêveries livresques où interviennent plein de langues (latin, italien, espagnol, néerlandais), des cartes, des imprimeurs, des faussaires, des famouse people, des moins famous que ça... La conclusion est très douce, presque tendre.
J’espère que faire ce livre t’a fait du bien, Stefan. Moi, ça m’a plu de le lire.

Extrait du planisphère de Waldseemüller, avec le fameux mot


11 octobre 2025

Maigret à l'école - Simenon


J'ai cette même édition
 Donc un type vient traîner dans le bureau du famous commissaire Maigret et lui demander en le suppliant de se mêler de son affaire de meurtre, là-bas, en Charente. Maigret n'avait pas trop de boulot, il avait envie de boire du blanc et manger des huîtres et Jojo Simenon avait envie d'écrire une intrigue policière de village en Charente. Tous ces élements, et le dernier en particulier, suffisent pour envoyer le commissaire aux gros yeux traîner ses guètres dans le village. Spoilers: il n'aura pas d'huîtres.

Je blague, je blague, en fait, mais le roman est très bien. Pessimiste, certes, les personnages en sont pour la plupart très peu sympathiques, mais l'intrigue est super bien arrangée.  L'ambiance est pesante, le mystère traîne jusqu'au bout, la révélation finale est tout à fait pertinente et Maigret fait preuve en plusieurs occasions d'une grande finesse et d'une grande douceur, notamment dans la scène de l'interrogatoire de Jean-Paul (ceux qui ont lu comprendront de quoi je parle).

Il y a là un mystère pour moi : comment un type pas trop sympathique comme Simenon, vivant à l'époque aux USA, pouvait écrire ce genre de trucs, en une semaine... Je trouve souvent que les romans de Maigret sont très humains et touchants, et je n'arrive pas à faire coller ça avec l'idée d'un mec écrivant ça à la chaîne à 5000 km des lieux de l'intrigue. 


10 octobre 2025

Un simple accident - Jafar Panahi

Donc voilà, c'est un film iranien fauché, tourné avec comme décor principal une camionnette (ça se voit). Récompensé par la palme d'or et financé par des capitaux français. Et ça va nous dire que le "régime des mollahs", comme dit la presse, ce sont des méchants. Je vous renvoie à la super vidéo de cinéma & politique sur un certain business du cinéma "exotique" (je veux dire: pas européen ni américain).




Bon, voilà, on dit tout ça, et, en fait, ce film est super bien. J'ai pensé en le voyant que c'était tout le contraire des productions AI/CGI. Plein d'aspérités, de surprise à l'image et de vrais gens à l'écran. C'est réaliste mais c'est une fiction, une histoire qui rappelle un peu la pièce "la jeune fille et la mort", en plus fin et moins sérieux.

C'est un film à la fois flippant (on a dit, le régime, ce ne sont pas des gentils), humain, marrant, absurde, très très bien joué (j'ai adoré tous les acteurs et, en particulier, le type à la tête complètement quelconque qui joue le personnage principal). L'histoire m'a tenu en haleine jusqu'à la dernière seconde. 

Alors oui, c'est une charge, c'est frontal, le discours n'est pas très fin, mais l'ennemi, en vrai, non plus. Et si, au moins, on peut en rigoler, ce n'est pas plus mal.






Lavinia - Ursula Le Guin

J'ai donc fini de lire Lavinia. Dans ce roman, ULG raconte la vie du personnage éponyme, l’épouse d’énée à la fin de l’énéide de Virgile. Ce dernier ne parle pas beaucoup de la fille du roi Latinus. Par amour du latin, du poème d'énée, et sans doute plein d'autres raisons, Le Guin a décidé de lui donner un récit à elle.

On avait déjà lu, Cecci et moi, le livre Sirène, debout, de Nina Mac Laughlin, une réécriture brillante des métamorphoses d’Ovide, du point de vue (pas très drôle) des femmes. Mais là où Sirène debout était une série de nouvelles féministes très violentes (et pas moins appréciables), Lavinia est une œuvre plus douce (même s’il y est beaucoup question de guerre), une évocation très poétique de la vie dans la Latium durant l’antiquité, la relation aux animaux, aux plantes, aux dieux. Le Guin essaie de faire sentir ce qui était, peut-être, l’univers mental des anciens Romains, ceux d’avant l’empire. Un monde vertueux, sobre et digne. À cette belle ambition, le roman mêle aussi une romance (c’est l’histoire d’une jeune fille à marier et de jeunes chiens fous qui se battent pour elle), une histoire de guerre vue du point de vue féminin, et surtout une évocation, très méta-littéraire, de la relation de l’autrice avec son personnage et de l’autrice, et du personnage, avec Virgile lui-même, et son poème.

J’ai beaucoup aimé beaucoup les personnages, l’univers, l’histoire, tout, c'était vraiment formidable. J’avais lu quand j’étais enfant une version de l’énéide et cette affaire de nobles Troyens débarquant chez des ploucs en Italie centrale m’avait toujours parue assez peu héroïque. Lavinia me fait regarder les choses tout autrement et me donne, en plus, envie de lire l’énéide, si je trouve une traduction qui me plaît (nous en avons une à la maison, peut-être un peu trop proche du latin, à laquelle en tous cas je n’ai pas accroché). 

Je termine ce billet en citant l'autrice elle-même, à la fin de sa très intéressante postface.

Depuis que j'en ai lu histoires et légendes, je suis attirée par Rome. Pas l'Empire décadent des sagas télévisées mais la Rome primitive : la République sombre et simple, un forum non de marbre mais de bois et de brique, un peuple austère doué d'un sens aigu du devoir, de l'ordre et de la justice; des fermiers qui passaient la moitié de l'an dans les rangs de l'armée, des femmes qui tenaient les fermes en leur absence, des familles étendues qui révéraient le feu de leur âtre, les récoltes dans leur grenier, la source voisine, les esprits du lieu et de la terre. Les femmes n'étaient pas du bétail, et ne serait-ce que pour cette raison mon imagination se sent chez elle dans une maison de la Rome antique, chose impossible avec la Grèce antique. Ils avaient des esclaves, comme tout le monde à l'époque, mais les esclaves de la maisonnée, la familia, mangeaient avec les hommes et les femmes libres. Ils étaient frustes, brutaux, très différents de nous, mais il est difficile de les voir comme véritablement étrangers quand une si grande part de notre héritage culturel vient directement d'eux, la moitié de notre langue, l'essentiel de nos concepts juridiques... et peut-être aussi certaines valeurs sévères mais raffinées : la loyauté, la réserve et le sens des responsabilités qui habitent le héros de Virgile.


De manière intéressante, nous avions acheté ce livre après avoir vu la pièce qu'il a inspirée à la grande de Dorigny, il y a deux ans.

04 octobre 2025

Augustin à la mine - au TKM

C'est le début de la saison au TKM, centrée autour d'un festival d'art brut, en collaboration avec le musée du même métal installé à Lausanne. (voir cet article où j'évoque cet endroit remarquable)




La pièce commence dans le noir ; des sortes de lanternes de mine laissent deviner un sol couvert de débris minéraux. Une nouvelle lumière s'allume, au fond, éclairant de côté un visage pâle, qui nous parle. Elle est Marie Lesage. Une enfant. Elle est morte. Elle est sous la terre (dans la mine ? Dans la tombe ? Le texte est ambigu). Elle nous parle du lien entre le dessous et le dessus. Elle nous parle de son frère, le peintre, Augustin. La pièce va nous parler d'Augustin.

Augustin Lesage est né dans le Nord. Il descend à la mine, comme son père, comme son grand-père. Un jour, une voix lui parle, celle de Marie, sa soeur, dans une scène bouleversante où il semble à la fois ramper sous terre et être dans les bras de la morte. Marie lui dit qu'il sera peintre. Il se met à peindre alors qu'il n'a jamais appris. Il va parler aux esprits, évoquer les morts, guérir les vivants par ses pouvoirs psychiques, et peindre des tableaux mystérieux, géométriques, pleins de motifs liés à l'Egypte antique. Il va devenir l'objet d'études bizarres, financées par l'Institut Métapsychique International, dans les années 20.

La pièce, dans un grand souffle, nous fait vivre cette histoire. Sept acteurices sur scène, toustes sont Augustin, toustes sont tous les personnages. Les voix passent, les personnages changent de scène en scène, iels bougent comme un corps, comme plusieurs corps. Foule, groupe d'habitudés au café, mineures dans la cage, visiteurices de la première exposition d'Augustin. Les genres, les voix n'ont pas d'importance, les corps des comédiens.nes évoquent les fantômes, les morts, les voix disparues.

L'histoire d'Augustin est à la fois très mystérieuse, très curieuse, très humaine. La pièce offre une mise en scène pleine de mouvements, de danse, même, qui montrent le temps qui passe, les guerres qui viennent, l'âge et la maladie qui saisissent. Le texte porte des extraits de lettres ou de paroles de ce drôle de type que fut Augustin Lesage.

On est dans l'histoire des mines, l'histoire du Nord, l'histoire du spiritisme. On voit vivre un monde de la belle époque et des années 20 plein de surnaturel et de magie. Dans l'ombre des tunnels, entre sur terre et sous terre, en passant d'un monde à l'autre...

Et le plus beau : pendant une heure trente nous faisons la connaissance d'un peintre sans jamais voir un de ses tableaux. Si la curiosité vous prend, cherchez des images sur le réseau. Et si vous le pouvez, allez découvrir la pièce !

Photos Guillaume Perret